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incertaines du cabinet pour l’accomplir sur les lieux et l’appuyer par des calculs. « Des officiers, dit le comte de Broglie, furent envoyés en Angleterre ; ils reconnurent la possibilité de la descente, les points de débarquement, les moyens de subsistance, les marches, les camps, les positions, enfin toutes les opérations possibles jusqu’au-delà de Londres. Ensuite on calcula, on combina pour nos côtes mêmes tous les moyens que nous avions pour exécuter le projet, les lieux où devaient se rassembler les troupes, les ports où il convenait de les embarquer, la quantité de bâtimens que chacun d’eux pouvait fournir, les agrès qu’il fallait préparer, l’artillerie, les munitions, les vivres, le nombre et l’espèce de troupes nécessaires, tout enfin, jusqu’au calcul des vents et des marées. » Napoléon, au camp de Boulogne, n’était pas si instruit que le fut Louis XV. Il est vrai que celui-ci se bornait à rêver de vastes entreprises sans les exécuter. Endormi par les voluptés, il ressemblait à ces fumeurs d’opium dont l’imagination combine les rêveries les plus séduisantes sans qu’il leur soit possible de les transformer en actes.

La montagne accoucha d’une souris. Il y eut une disproportion ridicule entre la grandeur de la conception primitive et la pauvreté du dénoûment, Le drame projeté, où devait couler le sang de deux peuples, aboutit à une tragi-comédie. Il suffit qu’un des acteurs principaux de la pièce manquât de sérieux pour entraîner des conséquences bouffonnes. Le comte de Broglie eut la main malheureuse en désignant à la confiance du roi, pour le poste d’agent secret à Londres, un personnage qui s’est acquis quelque célébrité par ses intrigues et par les allures mystérieuses d’une partie de sa vie. Ayant porté longtemps le costume masculin, officier de dragons, secrétaire d’ambassade, puis cachant son sexe sous une robe de femme, le chevalier d’Éon, qui en réalité était un homme d’une figure jeune et imberbe, paraît s’être surtout proposé de mystifier ses contemporains et d’intriguer la postérité. Il avait servi avec courage sous le maréchal de Broglie, il témoignait pour la famille du maréchal un dévoûment qui n’avait rien de suspect, il occupait à Londres, où la plus haute société faisait cas de lui, le poste de premier secrétaire d’ambassade ; il venait même d’obtenir à la suite du traité de Paris, auquel il avait pris part, et sur les instances du duc de Nivernais, le titre de résident ou de ministre plénipotentiaire ? personne ne semblait mieux que lui répondre aux vues du comte de Broglie. La situation officielle du chevalier d’Éon coupait court aux soupçons des ministres français, toujours un peu inquiets des menées de la diplomatie secrète, et le crédit personnel dont il jouissait en Angleterre le rendait propre à poursuivre la mission délicate dont il était chargé, sans éveiller de la part des Anglais la moindre inquiétude. Le roi, obligé de se cacher à la fois de ses