Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/55

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tenait aucun compte au maréchal de Broglie de l’embarras auquel le condamnaient les revers des Russes et des Autrichiens. Après avoir infligé à ceux-ci les plus graves échecs, Frédéric II était en mesure de se jeter sur les Français, si le maréchal eût commis l’imprudence de s’approcher de la Prusse.

Les courtisans ne s’occupaient guère des nécessités de la stratégie ; ils exigeaient des succès décisifs, et ils commençaient à murmurer de la lenteur des opérations. Les correspondances d’officiers mécontens que le maréchal de Broglie n’avait point ménagés ou qui savaient faire leur cour au ministre de la guerre en se plaignant de leur chef, aggravaient encore les mauvaises dispositions de Versailles. Le maréchal de Belle-Isle, qui détestait le commandant en chef de l’armée, affectait de laisser à celui-ci l’entière responsabilité de ses actes. Quand on se plaignait à lui du maréchal de Broglie, il répondait froidement : « Cela ne me regarde pas, je ne me mêle pas des affaires de l’armée ; M. de Broglie a carte blanche. » Le maréchal se plaignait-il des lacunes du service de l’armée, le ministre lui écrivait avec une nuance marquée d’ironie : « Je ne puis comprendre qu’ayant disposé de tout, vous ayez si mal pris vos mesures ; vous vous calomniez vous-même. »

Mme de Pompadour profita de ces circonstances pour faire prévaloir le projet qu’elle caressait depuis longtemps d’offrir au vaincu de Rosbach une occasion de prendre sa revanche. Elle obtint du roi et du duc de Choiseul, devenu ministre de la guerre, que la moitié de l’armée du maréchal de Broglie fût confiée au prince de Soubise. D’après les instructions ministérielles, les deux généraux devaient d’abord agir isolément, sans avoir entre eux rien de commun ; mais ils reconnurent bientôt l’un et l’autre l’impossibilité de rester isolés : ils s’exposaient ainsi à se trouver partout inférieurs en nombre aux troupes allemandes, tandis qu’en se réunissant ils leur étaient supérieurs. Mais comment faire marcher d’accord deux esprits si différens, le duc de Broglie méthodique et résolu, le prince de Soubise maladroit et indécis ? La bataille de Fillingshausen fit éclater, aux dépens des armes françaises, l’incompatibilité des deux caractères. Le maréchal de Broglie emporta les positions ennemies sans avoir prévenu son collègue, et les perdit le lendemain sans avoir été secouru par lui. Il avait la réputation, sur le champ de bataille, de ne s’occuper que de lui-même et de ses troupes ; on lui reprochait de ne pas tendre volontiers la main aux généraux qui commandaient à côté de lui ; quelques-uns même l’accusaient de les abandonner systématiquement pour triompher de leur défaite ou pour ne point partager avec eux le succès, d’une journée. Il fut traité à Fillingshausen comme on le soupçonnait de