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La victoire de Bergen, seul rayon de gloire de ces tristes années, porta le duc de Broglie au commandement de l’armée d’Allemagne malgré la résistance de Mme de Pompadour et l’inimitié du maréchal de Belle-Isle, ministre de la guerre. On avait voulu d’abord lui imposer un chef nominal, soit le prince de Soubise, soit le prince de Condé ; mais, dans une lettre fière et habile où se reconnaît à plus d’un trait la main expérimentée de son frère, il annonça l’intention de quitter l’armée, si on ne lui en laissait le commandement en chef avec le choix de son état-major et des officiers généraux. Il fallut en passer par où il voulait ; mais on se promit de l’en faire repentir, lorsqu’une occasion de revanche se présenterait et, en attendant, on lui disputa en détail l’exécution des promesses qu’on lui avait faites. Il réclamait avec hauteur et mettait sans cesse le marché à la main, au grand désespoir de son oncle, l’abbé de Broglie, qui montait du matin au soir tous les escaliers de Versailles, pénétrait dans le boudoir de Mme de Pompadour, chez le dauphin, chez le duc de Choiseul, chez le maréchal de Belle-Isle pour réparer ce qu’il appelait les fautes de ses neveux.

Le soir, le bon abbé rendait compte à la duchesse de Broglie, qui restait à l’armée, auprès de son mari, du travail de diplomatie accompli par lui dans la journée. Ses lettres vives et piquantes ne cessaient de recommander aux deux frères une modération et une prudence fort éloignées de leur caractère. Il employait tour à tour pour les convaincre le raisonnement, les récits, l’apologue. « Il y avait un homme, écrivait-il plaisamment, qui dans un bal, dansait fort mal et de fort mauvaise grâce. Un quidam s’écria tout haut : Voilà un bien mauvais danseur. Le danseur prit le quidam par le bouton et lui dit : Si je danse mal, je me bats bien. Le quidam répondit au censeur : Battez-vous donc toujours et ne dansez jamais. Toute l’Europe est persuadée que, mon neveu se bat à merveille, mais on trouve qu’il danse mal. »

Ces défauts de caractère que l’abbé reprochait au duc de Broglie furent supportés par la cour, tant que le vainqueur de Bergen soutint la réputation militaire qui lui avait valu, avec le commandement de l’armée, le bâton de maréchal ; mais on devint pour lui d’autant plus exigeant qu’il avait lui-même demandé davantage. Il ne pouvait se faire pardonner ses exigences qu’à force de succès. La campagne de 1760, signalée par les deux victoires de Corbach et de Grünberg, tout en faisant auprès des tacticiens le plus grand honneur au nouveau maréchal, ne forçait cependant point l’admiration par d’éclatans résultats. Le gros du public, peu au courant des difficultés de la guerre, comprenait malaisément qu’après des succès, le commandant Ide l’armée française s’arrêtât à proximité du Rhin, au lieu de pénétrer jusqu’au cœur de l’Allemagne. On ne