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expérience de la double nature que nous portons en nous. Prenez ces maîtres consacrés dans l’art de composer et d’écrire :

Quand leur regard perçant fixait la face humaine,
Pour fouiller la pensée, il allait droit au cœur,


c’est-à-dire ils ne s’arrêtaient pas aux apparences, ils ne se jouaient pas en artistes ou plutôt en dilettantes à la surface ondoyante et multiple des choses, ils allaient au fond d’abord, et de là ramenaient quelqu’une de ces vérités générales qui sont comme un jour jeté, comme une lueur d’éclair subitement faite sur l’éternelle nature humaine. Ajouterai-je que comme les meilleurs d’entre nous ne sont pas ceux qu’une exubérance de vie physique projette pour ainsi dire tout entiers au dehors d’eux-mêmes, mais au contraire ceux qui se replient silencieusement en eux, cachant leurs blessures parce qu’elles importuneraient les autres et leurs joies parce qu’elles leur paraîtraient insultantes, c’étaient ceux-là vers lesquels allaient d’instinct les maîtres d’autrefois. Mais ne remontez pas jusqu’aux maîtres et contentez-vous des œuvres secondaires. Dites-moi ce qui soutient encore aujourd’hui Gil Blas, Manon Lescaut, Candide, la Nouvelle Héloïse, sinon que vous y rencontrez inscrite à chaque page l’expérience de l’homme, de l’homme vrai, de celui que le costume déguise et que la mode habille comme il plaît à la frivolité des époques, mais qui ne change pas plus dans son fonds moral, avec ses sentimens, ses passions et le mystère de ses contradictions, que l’espèce elle-même n’a changé dans sa constitution physique. Telles sont nos objections : elles sont graves. M. Daudet méritait qu’on les soulevât sur son nom. Nous ne les ferions pas à tout le monde. Je m’engagerais publiquement, par exemple, à ne jamais les faire à l’auteur des Frères Zemganno, jamais à l’auteur de Nana. Elles se réduisent en deux mots à ceci : rien ne dure que par la perfection de la forme et la vérité humaine du fond. Il n’y a pas l’ombre d’un doute sur les qualités de forme de l’œuvre de M. Daudet, en tant que ces qualités sont appropriées à l’art de notre temps : il n’y a pas l’ombre d’un doute sur la vérité des portraits qu’il nous trace, en tant qu’ils sont tracés pour les lecteurs de 1880 ; mais cette forme, que durera-t-elle ? et ces portraits que vivront-ils ? Ce que durent les modes et ce que vivent les hommes d’une seule génération, et encore ! Je vois bien, dans les Rois en exil, ce qu’il y a de nouveau : je n’y vois pas encore assez clairement, ni surtout assez profondément marqués ces caractères qui perpétuent les nouveautés et les font entrer dans la tradition. Ce n’est pas assez vraiment : M. Daudet, parmi les jeunes romanciers contemporains, est du petit nombre de ceux qui seraient dignes de vouloir vivre, survivre et durer.


F. BRUNETIERE.