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pages, parmi beaucoup d’autres, d’une « envolée » surprenante, comme dirait M. Daudet, et qui suffiraient elles seules, écrites, composées, poétisées comme elles le sont, à tirer le romancier et le roman hors de pair. C’est dans le chapitre intitulé Veillée d’armes, le bal à l’hôtel de Rosen, l’entrée de Christian et de Frédérique dans la fête, l’air national d’Illyrie sonnant à leur apparition, « cet appel des guzlas,.. que du fond des salons l’orchestre accompagne en sourdine, comme un murmure de flots au-dessus desquels crie l’oiseau des orages,.. la voix même de la patrie, gonflée de souvenirs et de larmes, de regrets et d’espoirs inexprimés, » et toute la scène, et cette légende héroïque, et les danses qui reprennent, tout enfin, jusqu’à l’exclamation finale : « Haïkouna ! haïkouna ! au cliquetis des armes, tu peux tout pardonner, tout oublier, les trahisons, les mensonges, Ce que tu aimes par-dessus toutes choses, c’est la vaillance physique ; c’est à elle toujours que tu jetteras le mouchoir chaud de tes larmes ou des parfums légers de ton visage. » Est-il nécessaire de faire observer comme la phrase est autrement claire ici, nombreuse, pleine et sonore que toutes celles que nous avons précédemment détachées du livre ?

C’est parce que l’auteur des Rois en exil est capable quand il le veut, quand il s’élève au-dessus de son système, d’écrire de ces pages et de composer de ces tableaux, que nous avons, en terminant, le devoir de discuter les fondemens de son esthétique.

Rien de plus facile que de le chicaner sur son style. Qu’il y ait dans cette prose très savante et très tourmentée des expressions singulières, ou même, quand, on les détache de la phrase à laquelle M. Daudet les incorpore, littéralement incompréhensibles, M. Daudet le sait et le sent comme nous. Je ne lui demanderai donc ni ce que c’est qu’une « fadeur rouge, » ni ce que ce sont que a les stérilités d’un sol volcanique. » Je lui passerai ces « éventails dont les odeurs fines font cligner le grand œil de l’aigle de Meaux, » et même « ce désordre réglé, la fantaisie en programme sur l’ennui bâillant et courbaturé. » Je crains seulement que lorsque M. Daudet écrit ainsi, M. Daudet ne soit pas maître absolument de sa plume, et qu’il y ait là plutôt incertitude et tâtonnement à la recherche de l’expression vraie qu’effets véritablement voulus et pleinement atteints. C’est ce qui commence à me faire douter de la valeur du système.

Que l’on puisse toujours transposer ou presque toujours d’un art dans l’autre un même sujet, mettre Don Juan, par exemple, en musique et Gœtz de Berlichingen en peinture, sous de certaines conditions, qu’il resterait à déterminer, on ne voit pas qu’aucune raison péremptoire s’y oppose. Mais transposer le sujet est une chose, transposer les moyens d’expression en est une autre. Il n’est possible que par métaphore de peindre avec des mots, et c’est une entreprise particulièrement