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ambitieux des Broglie du XVIIIe siècle, l’abbé de Broglie, qui ne désire et ne demande rien pour lui-même, passe néanmoins une partie de sa vie à la cour afin d’y surveiller les intérêts des siens. Sous les dehors d’une rudesse caustique, il cache la ferme volonté de faire servir son esprit et ses relations à l’agrandissement de sa famille. Pendant que la guerre ou la diplomatie éloignent ses neveux de Versailles, il reste au centre de toutes les intrigues, toujours prêt à intervenir en leur faveur, soit pour encourager le zèle de leurs amis, soit pour paralyser les attaques de leurs adversaires. « Avec sa grande taille désossée, sa tenue peu soignée, un rabat malpropre, un propos toujours railleur et parfois libre, » le grand abbé, — c’était le nom qu’on lui donnait à la cour, — réalisait des prodiges d’équilibre et trouvait moyen de se maintenir dans les bonnes grâces de Mme de Pompadour, tout en étant assidu auprès de la reine et de la dauphine. M. le duc de Broglie nous inspire le plus vif désir de connaître la correspondance complète de « cet intrigant sans ambition, » dont il cite des mots fort piquans et des fragmens de lettres pleins d’esprit.

L’abbé de Broglie était le frère du second maréchal de ce nom, dont il consola la disgrâce, l’oncle du troisième maréchal et du comte de Broglie, qu’il considérait un peu comme son élève, chez lequel il reconnaissait avec joie une aptitude précoce pour la politique. Aussi éprouva-t-il autant de satisfaction que d’orgueil lorsqu’il vit le jeune brigadier de trente-deux ans abandonner l’armée pour la diplomatie, où il lui semblait qu’un esprit si bien doué trouverait plus d’occasions de s’illustrer. En 1752, l’amitié et la confiance personnelle du prince de Conti appelaient en effet à l’ambassade de Pologne le comte de Broglie, qui jusque-là ne s’était distingué qu’à l’armée. « Le grand abbé » se serait peut-être moins réjoui de ce choix s’il avait connu la difficile mission que le roi confiait à son neveu. C’est ici que commence, à proprement parler, le Secret du roi. A partir du moment où le comte de Broglie part pour Varsovie, il y a deux diplomaties à la cour de France, une diplomatie officielle, représentée par le ministre des affaires étrangères, et une diplomatie occulte, dont le roi conserve entre ses mains tous les fils. Officiellement, il ne s’agit que de maintenir en Pologne la vieille influence française ; sous le sceau du secret, l’ambassadeur est chargé de préparer l’avènement du prince de Conti au trône de Pologne.

Au premier abord, il semble que les deux missions puissent se concilier facilement. Tout ce qui augmente l’influence française paraît de nature à faciliter dans l’avenir l’élection d’un prince français. Malheureusement ce prince français a un rival qu’on peut sacrifier dans la coulisse, mais que la diplomatie officielle ne peut