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temporain est en train de la découvrir. Je ne parle pas, bien entendu, de l’auteur de Nana : l’auteur de Nana fait orgueilleusement fausse route. L’avenir n’est pas à ce naturalisme grossier qu’il prêche de parole et d’exemple ; encore moins à ce prétendu roman expérimental dont il essayait récemment d’ébaucher la théorie. Ce n’est pas une originalité suffisante que d’étaler au grand jour ce que le (commun des hommes dissimule soigneusement. Voltaire avait là-dessus un mot d’un naturalisme trop cru pour que je puisse le citer. C’est l’auteur des Rois en exil qui me semble vraiment marcher à quelque chose de nouveau.

Non pas certes que nous n’ayons bien des réserves encore à faire et bien des objections à formuler. L’œuvre en elle-même d’abord, prise d’ensemble, est complexe, obscure, énigmatique, et ce titre singulier de Roman d’histoire moderne, que lui donne M. Daudet, n’est pas assurément pour en éclaircir le sens. Qu’est-ce qu’un roman d’histoire ? Quelque chose qui ne sera, je le crains, ni du roman ni de l’histoire, ou plutôt qui sera de l’histoire si vous y cherchez le roman, mais qui redeviendra du roman si vous y cherchez l’histoire. Car vous crierez à l’invraisemblance, et l’on vous répondra que pourtant les choses se sont passées telles que l’historien les raconte, — ou vous crierez à l’inexactitude, et l’on vous répondra que, pour emprunter quelques traits à l’histoire, le romancier n’a pas abdiqué cependant les droits de l’imagination. Vous ne voulez pas croire que Colette Sauvadon, princesse de Rosen, déjeunant avec un royal amant dans un restaurant à la mode, en ait dû sortir costumée tout de blanc, en gâte-sauce, pour dépister une surveillance intraitable ? Fort bien : voici le bout de journal où vous trouverez tout au long le récit de l’aventure, authentique par-devant la justice. Mais alors ce ne sont plus les détails exacts, vous ne connaissez pas Colette Sauvadon et vous n’avez jamais ouï parler de Christian II, roi d’Illyrie ? Eh bien, c’est justement ici que le romancier reparaît et qu’il revendique sa liberté d’inventeur. Le mal n’est pas bien grand, dira-t-on : je réponds qu’il est plus grand qu’on ne pense, et que cette confusion de genres répand sur l’œuvre tout entière je ne sais quel vague et quelle incertitude, je ne sais quelle gêne aussi dans l’esprit du lecteur. Est-ce un roman qu’il a là sous les yeux, ou si c’est une satire ? une copie du réel, ou une imitation du vrai ? L’œuvre, avec les qualités dont elle porte le vivant témoignage, pouvait être d’un certain ordre, elle n’est déjà, plus que de l’ordre immédiatement inférieur.

Aussi, que cette complexité des intentions et cette division de l’intérêt se trahissent par un certain embarras et, si je puis dire, par une certaine dispersion de l’intrigue ; rien de plus naturel. Au contraire, je m’étonnerais plutôt comme d’un triomphe de l’habileté que le roman de M. Daudet, ainsi conçu, soit encore aussi fortement composé. Quel-