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Spohr, Berlioz, Liszt, Rubinstein, Gounod, Arrigo Boïto[1], sans nommer Beethoven, qui s’en inspirera un peu partout, mais vaguement et en dehors de tout programme, quoi que prétende Richard Wagner, qui veut absolument voir Faust dans la neuvième symphonie. J’ai parlé des commentateurs. Oublierai-je les poètes Byron et son Manfred, Shelley et toute cette pléiade de lyriques russes et polonais dont le scepticisme emprunte à Faust ses accens d’amertume et de révolte ? Lenau, Heine, se mêlent au concert, apportant l’un sa note élégiaque, l’autre son ironie, et de cette humoristique Méphistophéla de l’auteur des Reisebilder une série de variantes sortira. Il n’est pire parodie que celle qui se prend au sérieux : nous aurons ainsi des Faust sans Méphistophélès et des Faust qui épousent Marguerite comme la Dame blanche épouse l’officier. Le drame de Goethe serait en ce sens le plus prolifique des chefs-d’œuvre ; ni Hamlet, ni Don Juan n’ont fait souche à ce point. Chaque année voit naître des dérivés nouveaux, mais Saturne dévore ses enfans et continue à régner seul.

De l’esprit, de l’imagination et de la verve, tout le monde en a plus ou moins ; ceux qui ont inventé les fictions telles quelles dont je parle en avaient, ceux qui viendront après en auront aussi, et cela ne les avancera pas davantage. C’est que les œuvres faites pour s’emparer du genre humain ne pèsent pas seulement par le talent qu’on y met, elles comptent surtout par les questions qu’on y agite. Il fut pour l’humanité une période d’aurore où tout dans l’homme marchait d’accord, où les instincts physiques ne faisaient qu’un avec les aspirations de l’intelligence, période qui se répète chaque jour dans chaque individu. L’enfant ne connaît ni morale, ni philosophie, ni physique, ni poésie ; il vit et se laisse vivre ; mais qu’il grandisse, et plus tard entre l’instinct de nature et l’esprit de culture inévitablement naîtra le conflit. Concilier, équilibrer ces éléments qui se repoussent, rassembler sous une loi sociale d’humanité la totalité de notre être agissant et pensant, que dirait un auteur dramatique si vous lui proposiez un pareil sujet ? Il vous conseillerait d’aller trouver Hegel, Alexandre de Humboldt, tel grand philosophe ou tel savant illustrissime, lesquels écriraient

  1. Mefistofele, grand opéra en cinq actes, représenté à Milan en 1876, et à Rome l’hiver dernier avec succès. Pour la première fois, l’œuvre du poète est abordée dans son ensemble, et l’innovation a pleinement réussi. L’auteur s’essaie à combiner les élémens dramatiques des deux parties. C’est incomplet sans doute et souvent on croit assister à des effets de lanterne magique, mais c’est très curieux, très amusant ; le prologue qui se passe dans le ciel ou plutôt dans les limbes renferme un chœur d’une grâce adorable ; les âmes des nouveau-nés s’en vont par le vide errantes et chantantes. Vous diriez en musique du Fra Angelico.