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d’optique. Nous nous mettons par la pensée à la place de l’accusé et nous nous écrions : « Il aurait pu agir autrement. » Ce qui signifie : « Nous aurions, nous, agi autrement, parce que nous n’avons point le même caractère. » Pareillement, quand il s’agit de nous, nous nous mettons avec nos dispositions présentes à la place de nous-mêmes dans le passé et nous disons encore : « J’aurais pu faire autrement. » — Oui, sans doute, nous l’aurions pu avec nos dispositions actuelles, qui ne sont plus celles d’alors. Nous confondons ainsi les temps ; nous devrions dire : « Je puis désormais faire autrement, je suis désormais libre de faire autrement, parce que je suis affranchi de mes passions d’autrefois, de mes entraînemens, de mes aveuglemens. » Après tout, c’est l’avenir qui importe, c’est dans l’avenir qu’il faut agir mieux que nous n’avons fait ; mais, par une sorte de fantasmagorie intérieure, nous plaçons derrière nous ce qui est devant nous et nous projetons le futur dans le passé.

Nous jugerions plus exactement la conduite d’autrui, si nous nous bornions à dire : « Cet homme aurait agir autrement, » au lieu de dire : « Il aurait pu. » On prétend d’ordinaire, je le sais, que devoir implique pouvoir ; mais, contrairement à l’opinion reçue, nous pensons qu’il ne l’implique pas toujours. Qu’est-ce que désigne essentiellement le mot devoir ? A notre avis, il exprime en face de la réalité un idéal, en face de ce qui est, fût-il nécessairement, ce qui eût été meilleur en soi, plus beau, plus conforme à la direction normale du monde ou de la société, et même au développement normal de l’individu. Mais l’idéal n’est pas toujours actuellement possible. Il n’en commande pas moins pour l’avenir, alors même qu’il n’a pas été possible pour le passé et qu’il n’est peut-être pas encore possible pour le présent. L’idéalisme, tel que nous l’entendons, peut donc opposer avec raison ce qui se doit à ce qui s’est fait, et même à ce qui peut se faire. — A quoi bon ? demandez-vous. — Je réponds que l’idée même de ce qui doit être est déjà la première condition de sa possibilité : il me suffit de concevoir fortement ce qui se doit pour commencer à le rendre possible, parfois même actuel ; avoir l’étincelle et la matière inflammable, c’est déjà avoir la flamme.

Nous appuierons donc notre théorie de la responsabilité sur un principe que nous avons souvent invoqué : l’influence efficace des idées et leur puissance de réalisation par elles-mêmes. Le passé ne pouvant être changé, il serait inutile de s’attarder dans le souvenir de ce qu’on a fait ou dans l’examen de ce qu’ont fait les autres, si cette pensée n’avait pas son utilité pour l’avenir. Se demander comment on aurait dû agir, alors même qu’on n’a pu agir autrement, c’est un moyen d’agir mieux dans la suite. Supposez un