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absorbait partout l’attention. L’ouvrage néanmoins marqua sa place. Les sommités du jour s’y intéressèrent : « C’est le torse d’Hercule ! » s’écria Schiller à première vue[1] ; mais le chef-d’œuvre ne se dégagea vraiment que de l’édition de 1808. Entre temps la forme s’était élargie, et de plus le siècle avait marché. Le moyen âge reprenait faveur, la mode se tournait à ces études historiques et mythologiques qui servent de base au poème et, — brochant sur le tout, — la rencontre avec Napoléon, la consécration donnée à Goethe par le héros, que de motifs pour une apothéose ! La cristallisation s’était faite ; Faust comme Werther eut sa légende, il était lancé. « Il n’est bruit à cette heure que d’une publication, quelque chose de colossal que les drapeaux déployés de la guerre nous avaient jusqu’alors empêché d’admirer : du Shakspeare posthume, je veux parler du Faust de Goethe, dont la descente aux enfers est un paradis pour le lecteur. » À ce lyrisme alambiqué vous devinez Jean-Paul, et tous les cercles littéraires, esthétiques, philosophiques, politiques, militaires d’emboîter le pas ; classiques et romantiques, les vieux comme les jeunes, n’ont qu’une voix. « Que vous semble, écrit Wieland non sans quelque ironie et persiflage à son ami Böttiger (juin 1808), que vous semble de cette nuit de Walpürgis du roi de nos génies ? Après nous avoir montré qu’il savait être Michel-Ange et Raphaël, Corrège, Titien, Rembrandt et Dürer, voici qu’il nous joue et qu’il se joue à lui-même le tour de nous montrer qu’il n’a qu’à vouloir pour être aussi un second Breughel d’Enfer ! J’avoue que j’attends avec une indescriptible ardeur la deuxième partie de cette tragédie unique en son genre ; dont on peut dire à bien plus juste titre que de Wilhelm Meister qu’elle exprime et résume les tendances non pas seulement du dernier siècle, mais de tous les siècles, depuis Eschyle et Aristophane. » Rahel et sa coterie de Berlin évangélisaient au nom du Docteur Faust ; Stein, lui-même, le grand Prussien, cédait au charme séducteur, et naïvement, comme un vrai politique égaré en pays littéraire, demandait en 1808 à son libraire de lui envoyer tout de suite la seconde partie. Le cycle allait s’ouvrir de la canonisation définitive par les commentaires et l’illustration. Rien ne démontre le chef-d’œuvre dans sa domination souveraine comme cette salutation angélique des autres arts venant à lui en procession, qui avec ses pinceaux, qui avec son orchestre, qui avec sa plume ? Les peintres d’abord : Cornélius, Schnorr, Eugène Delacroix, Retzsch, Ary Scheffer, Kaulbach, Leys ; puis les musiciens : Schumann,

  1. Mot superbe et d’un noble cœur ! Leasing en revanche spéculait sur la déroute. Il avait également en poche son Docteur Faust, dont il retardait la publication, se réservant en bon confrère de n’entrer au jeu qu’après Goethe, pour le mieux battre : « Mon Faust est happé par le diable ; mais je prétends, moi, happer à Goethe le sien. »