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homme veut une chose, un autre la veut aussi ; leurs mouvemens et leurs actions extérieurs se font obstacle, quoique la volonté intérieure du premier n’empêche pas la volonté intérieure du second. Cet accord des volontés à vouloir un objet qui ne peut appartenir qu’à une seule est le principe même de la discorde : « Quelle merveilleuse harmonie, disait ironiquement Sforza, entre mon cousin Charles VIII et moi ! nous voulons tous les deux la même chose, — Milan. » Une des principales causes de conflit, ou plutôt la principale, est l’exercice du droit de propriété, qui, ayant pour objet des choses matérielles, donne nécessairement lieu à des collisions de toute sorte. Les effets du droit de propriété, en couvrant le sol de barrières, peuvent gêner les effets du droit de circulation ; la propriété peut aussi, en s’accumulant dans un petit nombre de mains, y concentrer les instrumens de travail et gêner chez autrui l’exercice du droit de travailler ; enfin le travail des uns peut aussi faire obstacle au travail des autres. De toutes parts, des rencontres ont lieu entre les libertés extérieures, qui ne peuvent poursuivre leur roule ensemble et qui se trouvent ainsi comme en échec dans le monde matériel. Ce n’est pas sans raison que les anciens considéraient la matière comme le principe de la division et de la guerre, tandis que l’esprit leur semblait le principe de l’harmonie et de la paix. Mais est-il nécessaire, comme Schiller semble le croire, que le dernier triomphe appartienne à la force, ou n’avons-nous pas de sûrs moyens pour tourner peu à peu la force même au service de la justice ?

La collision des libertés individuelles au sein de la société donne lieu à deux problèmes principaux que la science sociale contemporaine doit résoudre : prévenir cette collision, la réparer quand elle s’est produite. Nous aurons donc à rechercher en premier lieu comment, par le système législatif et exécutif, la société peut prévoir les collisions probables entre les individus, résoudre les conflits d’actions en de simples conflits d’opinions, les conflits d’opinions eux-mêmes en une union des libertés, par conséquent l’état de guerre en un état de paix. En second lieu, quand la violence n’a pu être évitée, comment et de quel droit la société peut-elle, par le système judiciaire, en réprimer les auteurs ou en réparer les effets ? En d’autres termes, quel est le vrai fondement scientifique du droit de contrainte en général et du droit de punir en particulier ? Ne pourrons-nous finalement ramener la justice pénale à la justice contractuelle, sans avoir besoin de faire intervenir les principes de responsabilité absolue et d’expiation sur lesquels les écoles théologiques, les universités catholiques et même le spiritualisme traditionnel font reposer la pénalité ?