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d’école, d’un coloris sourd et d’une peinture un peu creuse, sauf la tête et l’avant-train du cheval qui sont très franchement brossés. Tout y est disproportionné. Le cuirassier est trop grand pour le cheval, qui est lui-même trop grand pour le cadre. On a dit avec raison que le peintre ayant mal pris ses mesures avait été contraint, pour ainsi dire, de plier en deux le cheval afin de le faire entrer de force dans le cadre. Selon l’opinion de M. Gh. Clément, Géricault aurait peint comme étude pour ce tableau le Carabinier à mi-corps du musée du Louvre. Pourtant, quand on compare ces deux œuvres, on est surpris de la différence du faire. Même dans la Méduse, Géricault ne dépassera pas la puissance d’exécution qu’il a mise dans ce buste de soldat. La touche est magistrale. Le Carabinier à mi-corps est un des morceaux le plus largement peints qu’on puisse admirer ; un chef-d’œuvre qui supporterait sans y perdre le voisinage des meilleurs portraits de toutes les écoles.

Les journaux firent le silence sur le Cuirassier blessé. Si deux ou trois critiques parlèrent de la nouvelle œuvre de Géricault, ce fut pour la traiter avec une sévérité trop grande. D’ailleurs le jeune peintre, qui avait peint très vite, presque improvisé cette grande toile, — il n’y avait travaillé que trois semaines, — n’en était point content. Il disait de la tête du cavalier : « Une tête de veau avec un grand œil bétel » Ce sont là, comme dit Brid’oison, des choses qu’on peut se dire à soi-même ; mais on n’aime pas à se les entendre dire par les autres. Géricault fut très affligé des duretés de la critique et de l’indifférence du public, surtout quand il vit le Cuirassier non vendu venir prendre place dans son atelier à côté du Chasseur. Il arriva même à prendre en haine ces deux tableaux. Comme ils étaient un jour étendus par terre, il dit à un ami : « Voyons, voulez-vous m’en débarrasser ? Emportez-les, et que je ne les revoie jamais ! » Une autre fois, il donna l’ordre à son élève Jamin, qui n’eut garde de lui obéir, d’effacer le Cuirassier. A la vente qui eut lieu après la mort de Géricault, ces deux tableaux furent achetés par le duc d’Orléans ; de sa collection, ils passèrent dans celle du roi Louis-Philippe et furent enfin acquis par le Louvre en 1861 pour la somme de 23,400 francs. Michelet, dont le lumineux génie va parfois jusqu’à l’illuminisme, s’est imaginé que dans ces deux tableaux Géricault « a voulu peindre et juger l’empire. » Écoutez-le : « Le Chasseur, c’est la guerre et nulle idée. C’est l’officier des guides, ce terrible cavalier que tout le monde a vu, le brillant capitaine séché, tanné, bronzé. Mais la chute, mais la déroute, le peuple, touchèrent bien autrement le cœur de Géricault. Il fit comme l’épitaphe du soldat de 1814. C’est le cavalier démonté, ce bon géant, si pâle, géant de taille, et pourtant si homme et si touchant. Un soldat, mais un homme encore, la guerre ne l’a pas endurci ! »