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à Géricault : « Vous n’êtes pas né pour la peinture ; vous feriez mieux d’y renoncer. » Ce qui paraît plus vraisemblable, c’est que Guérin, un peu inquiet de l’influence que Géricault prenait sur ses condisciples, leur dit ces judicieuses paroles : « Ne cherchez pas à imiter Géricault ; il vous perdrait. Il y a en lui l’étoffe de trois ou quatre peintres. Il n’en est pas de même pour vous. » Au reste, Géricault n’était pas très assidu à l’atelier de Guérin. Il n’y alla régulièrement que pendant les six premiers mois. De l’été de 1811 à l’automne de 1812, il n’y fit que de rares apparitions, seulement quand il voulait peindre des académies. Géricault n’ayant point encore d’atelier à lui, force lui était d’aller peindre d’après le modèle à l’atelier de Guérin. Une note de la main du jeune peintre, citée par Batissier, indique l’emploi de son temps à cette époque.

« Novembre. — Dessiner et peindre les grands maîtres. Lire et composer. Anatomie, antiquités, italien, musique. Suivre les cours d’antiquités les mardis et samedis à deux heures.

« Décembre. — Dessiner d’après l’antique et composer quelques sujets.

« Janvier. — Aller chez M. Guérin pour peindre d’après nature.

« Février. — M’occuper uniquement du style des maîtres, et composer sans sortir et toujours seul. »

Comme on le voit, Géricault travaillait beaucoup d’après les maîtres. Le Louvre, que les conquêtes de l’armée d’Italie avaient singulièrement enrichi, regorgeait de chefs-d’œuvre. Dans son enfance, Géricault aimait surtout Rubens ; mais l’âge et l’étude avaient modifié son goût, qu’ils avaient conduit au plus large éclectisme. Au Louvre, Géricault posait son chevalet sans parti pris devant les toiles de tous les maîtres, comme s’il eût voulu surprendre le secret de chacun d’eux. De 1810 à 1814, il copia plus de quarante tableaux des écoles les plus diverses et des styles les plus opposés : la Transfiguration de Raphaël, l’Assomption du Titien, la Descente de croix de Rubens, la Bataille de Salvator Rosa, la Justice poursuivant le Crime de Prudhon[1], une nature morte de Weenyx, deux têtes de Rembrandt, et des Velasquez, des Lesueur, des Jouvenet, des Van-Dyck, des Sébastien Bourdon.

Le meilleur de son temps passé à ces travaux et à ces études, Géricault à vingt et un ans n’avait pas encore produit d’œuvres originales, sauf quelques dessins et quelques ébauches. Le Salon de 1812 approchait. Le jeune peintre avait grand désir d’y exposer, mais, hésitant entre les traditions d’école qui l’engageaient à peindre

  1. Cette copie, — un petit tableau de chevalet, — est au Louvre, dans la salle même de l’original. Elle est d’un ton très vif. Géricault a exalté les rouges et rendu dans la gamme verte les tons bleuâtres et violâtres de Prudhon. On jurerait cette copie faite par Delacroix, au temps de la Barque de Dante.