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son œuvre est, à peu près ignoré. M. Charles Clément, qui s’est fait le Vasari des peintres modernes, — un Vasari moins coloré et moins romanesque, mais plus consciencieux et plus exact que le Vasari florentin, — a entrepris de raconter cette vie et de dresser le catalogue raisonné de cet œuvre. Ce livre, très bien fait, très complet, témoignant d’un goût élevé, d’un jugement sûr, d’une expérience consommée des choses de la peinture, abondant en recherches curieuses et en documens nouveaux, a sa place marquée dans la bibliothèque de l’histoire de l’art.

I

Théodore Géricault est né à Rouen, le 26 septembre 1791. Son père, qualifié « homme de loy » dans les actes de l’état civil, appartenait à la bourgeoisie aisée de la province. S’il ne fut pas, comme le père d’Eugène Delacroix, ministre en Hollande sous la république, puis préfet de Marseille sous l’empire, sa position sociale était du moins plus relevée que celle de la plupart des pères d’artistes à cette époque. Né avec de la fortune, Géricault n’eut pas à s’inquiéter des nécessités quotidiennes de la vie ; il ne connut pas les privations, les angoisses, les souffrances de la misère. Il ne devait pas en être plus heureux pour cela. L’homme est si étrangement fait qu’il se crée les chimères du mal quand il n’en subit pas les cruelles réalités.

Qui connaît l’enfance d’un peintre connaît l’enfance de tous les peintres. Raconter que, dès ses plus jeunes années, Géricault fut passionné pour le dessin et qu’il couvrait de croquis les marges de sa grammaire, c’est n’apprendre rien à personne. Il passait les récréations et même une bonne partie des études à dessiner tout ce qu’il voyait et tout ce dont il se souvenait. Les jours de congé, quand il n’allait pas au Louvre « voir les Rubens, » — Rubens fut à l’origine son maître de prédilection, — il se glissait dans quelque écurie pour y dessiner d’après nature du matin au soir ; à peine aux heures des repas pouvait-on l’arracher à son travail. Pendant les vacances, il allait à Rouen ou à Morlaix ; là il était tout le jour avec des chevaux ou sur leur dos. Il ne cessait de dessiner que pour galoper, et quand il était las de ses longues courses aux furieuses allures, il se reposait en peignant son cheval. Mais dès qu’il fallait qu’il s’appliquât à autre chose qu’au dessin et à l’équitation, Géricault n’était rien moins que studieux. « Il était paresseux avec délices, » dit une de ses contemporaines. Aussi se trouvait-il extrêmement malheureux au lycée Louis-le-Grand ; il en sortit en 1808, à dix-sept ans, avec la joie d’un prisonnier qui quitte sa prison. Il n’y regrettait que les leçons de son professeur de dessin. Quelles leçons