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dans Werther et dans les Affinités électives, lui venait de Rousseau, qui, le premier, avait eu l’idée de mettre l’homme en constante et directe communication avec les élémens et de faire sentir aux acteurs de son drame qu’il fait jour quand le soleil luit et nuit quand il se cache, et qu’il existe des saisons dont l’influence s’exerce en même temps sur les champs, les forêts, les eaux et sur le cœur de l’homme, choses généralement trop ignorées des écrivains de l’âge précédent. Les romans de Rousseau sont pleins de ces descriptions où la nature s’anime, par le et se colore au gré du poète ; Werther contient dans cet ordre de style des beautés incomparables, et s’il vous plaît d’être informé à fond, si vous êtes curieux de savoir tout ce que Goethe a retiré de cette longue pratique des écrits du philosophe de Genève, prenez le monologue de Faust dans la chambre de Marguerite, quand, seul et pour la première fois respirant l’atmosphère de la femme aimée, il soulève les rideaux du lit, passe en revue les meubles et goûte une félicité divine à s’imprégner, à se saturer des émanations virginales partout répandues ; puis, quand vous aurez lu, récité ces admirables vers, tournez-vous du côté de Rousseau, regardez Saint-Preux franchir le seuil de la chambre de Julie et recueillez, comparez vos impressions ; c’est la même scène : « Me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon cœur adore. Que ce mystérieux séjour est charmant ! O Julie, il est plein de toi et la flamme de mes désirs s’y répand sur tous tes vestiges. Oui, tous mes sens sont enivrés à la fois ; je ne sais quel parfum, presque insensible, plus doux que la rose et plus léger que l’iris, s’exhale ici de toutes parts ; j’y crois entendre le son flatteur de ta voix ; toutes les parties de ton habillement éparses présentent à mon ardente imagination celles de toi-même qu’elles recèlent ; cet heureux fichu contre lequel, une fois au moins, je n’aurai point à murmurer ; ce déshabillé élégant et simple, qui marque si bien le goût de celle qui le porte ; ces mules si mignonnes, qu’un pied souple remplit sans peine, empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois… Julie ! ma charmante Julie, je te vois, je te sens partout, je te respire avec l’air que tu as respiré[1]. »

À cette préoccupation des influences telluriques se joignait chez Goethe un esprit de superstition qui se trahissait par toute sorte de manies et dont une anecdote, transmise à nous jadis par le vieux chancelier de Müller, porte un bien singulier témoignage. On connaît la fameuse entrevue d’Erfurth et par quelle parole mémorable elle débuta ; l’empereur ne s’en était point tenu là, et

  1. Rousseau, la Nouvelle Héloïse, t. II, p. 24.