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habitait, sur une place étroite et biscornue, dont l’aspect n’a du reste point changé, se voyait le puits obligé avec son rassemblement nocturne de caillettes et de commères.

Tel était le cadre indiqué dès l’origine ; à ce pittoresque populaire de la première heure vint plus tard se joindre tout un nouvel ensemble décoratif : les scènes à la cour de l’empereur dans la seconde partie, l’intermède classique et l’épilogue dans le ciel, qu’on serait d’abord tenté de prendre pour de simples appendices et qui se relient à la vie organique de l’œuvre, en ce sens qu’elles procuraient à Goethe l’occasion d’exposer, de dramatiser ses idées sur l’art classique et sur la manière dont les maîtres de la renaissance ont compris l’antique et le symbolisme chrétien. Envisagé à ce point de vue tout moderne du spectacle, ce poème de Faust offrirait encore bien de l’intérêt, et la chose est si vraie que c’est à qui désormais fouillera, pillera l’inépuisable répertoire de mise en scène. Peintres et musiciens, tous en veulent. Privilège acquis aux seuls chefs-d’œuvre de nous montrer des aspects sans cesse variés, ils vivent comme la nature, se renouvelant toujours, et le champ qui poussait du blé donnera demain des brassées de fleurs… Le croirait-on ? ce Faust, aujourd’hui si répandu sur toutes les scènes et sous toutes les formes, ne parut pour la première fois au théâtre qu’en 1828, et fallait-il encore que ce fût en l’honneur du quatre-vingtième anniversaire du poète ! Autrement, on n’aurait point osé s’y risquer : le public n’avait jusqu’alors vu que l’idée, et si la pièce s’était jouée, ce n’avait guère été que dans les imaginations. Goethe cependant prévoyait d’autres destinées : « Vous verrez, disait-il, qu’un Français se rencontrera pour dégager de là toute une grande pièce à spectacle. « Il ne se trompait pas et la chose existe ; cette œuvre qui devait, aux yeux de Goethe, être à la fois un drame, un opéra, un ballet, « une pièce à spectacle, » dort à Berlin, enfouie quelque part dans un coffre dont la famille Meyerbeer tient la clé, et, comme ces princesses des contes de fées, attend le moment où ceux qui la tiennent séquestrée lui permettront enfin de voir le jour.


VI

Rousseau, que Goethe admirait profondément, comme du reste il admirait tous nos grands écrivains du XVIIIe siècle, lui avait inculqué la religion du paysage, à ce point que jusqu’à ses derniers jours il vécut sous la dépendance des saisons, consultant l’état du ciel pour sa propre gouverne, tâtant le vent, interrogeant les nuages, le vol des oiseaux. Ce flair de la nature, si accentué