Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/321

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des espions et des partisans secrets dans toutes les villes de la Sicile. Cent trente trières partirent à l’improviste de Carthage sous les ordres d’Amilcar. Soixante disparurent en route ; deux cents vaisseaux de transport sombrèrent dans la même tempête. Ce désastre n’empêcha point Amilcar de prendre terre en Sicile avec une armée redoutable encore. Attaqué dans son camp par Agathocle, le suffète dut son salut à un millier de frondeurs baléares. Amilcar déploya tout à coup en ligne cette infanterie légère. Les flèches des archers, les javelots des hoplites venaient s’émousser sur les boucliers ; les pierres lancées par la fronde pesaient près d’une livre ; nulle arme défensive ne leur résista. La lutte néanmoins se prolongeait quand une nouvelle escadre amenant un renfort de Libyens apparut. Agathocle se trouva impuissant à retenir ses troupes. L’armée de Sicile perdit dans cette seule journée plus de sept mille hommes. A l’instant, toutes les villes soumises relèvent la tête et s’insurgent. Obéi la veille, obéi d’un bout de la Sicile à l’autre, Agathocle n’a plus pour refuge que les remparts imprenables, de Syracuse. En cette heure de détresse, Agathocle eut une inspiration de génie, une inspiration qui le range au nombre des plus grands généraux dont l’histoire ait jamais eu à enregistrer les hauts faits. Il résolut de transporter le théâtre de la guerre en Libye. Un siècle plus tard, Scipion l’Africain ne sera que son imitateur.

Se figure-t-on quelle eût été la surprise de l’Allemagne, si, au moment où ses troupes marchaient sur Paris, elle eût appris tout à coup qu’une armée française venait de débarquer à Stettin ! Nous étions maîtres de la mer alors ; la flotte d’Agathocle était, au contraire, bloquée dans Syracuse par des forces supérieures. La bataille du Crimèse avait enlevé aux Syracusains la majeure partie de leur infanterie ; la cavalerie seule s’était dérobée presque en totalité à la poursuite : ce fut principalement sur cette cavalerie qu’Agathocle compta pour mettre à exécution le plus audacieux des desseins. Entre tous les bâtimens à rames que contenait l’arsenal d’Ortygie, Agathocle en choisit soixante. Ces soixante trières pourraient transporter environ douze mille hommes, à raison de deux cents hommes par navire. Il était impossible de trouver place sur des trières ou sur des quinquérèmes pour des chevaux. Les cavaliers n’emportèrent, avec une armure complète, que leurs selles et leurs brides. Les préparatifs de l’expédition furent bientôt terminés. Le fils de Carcinus n’avait divulgué son secret à personne. Voulait-il aller à Catane ? se proposait-il de se diriger sur Panorme ? On pouvait tout admettre excepté la pensée qu’Agathocle songeât à conduire une armée en Libye. Ce sont là les heureux privilèges de l’audace, la hardiesse même des plans qu’elle mûrit en dérobe plus sûrement