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l’un ou l’autre, jamais les deux en même temps ; jamais les cercles des deux systèmes ne roulent ensemble, le poète compose, le critique approuve ou rejette, l’enthousiasme et l’indifférence se font vis-à-vis ; il se donne et se prodigue avec la confiance aveugle et l’étourderie d’un enfant pour se ressaisir aussitôt et ne nous plus montrer que le philosophe revenu de toutes les expériences de l’existence. Et la métamorphose ne cesse pas : toujours de nouvelles rencontres et de nouvelles affections suivies d’inexorables ruptures quand l’heure de la critique sonnera. Quelle que soit l’expérience, le désappointement est au bout ; Goethe le surmonte, mais il ne vous le pardonne pas.

À cette double nature de Goethe la philosophie de Spinoza devait convenir. D’ordinaire, quand nous adoptons un philosophe, nous ne nous contentons pas de lui demander de nous expliquer ce qui concerne l’entendement et la raison pure, nous voulons encore qu’il ait à nous servir tout un système du surnaturel, et que ce qu’il ne peut prouver il nous le fasse au moins accroire. Goethe n’avait point de ces exigences compliquées et ne tenait nullement à recevoir d’une main étrangère les choses qui sont placées au-delà de notre portée. C’était une affinité de plus avec Spinoza, qui, lorsqu’il nous parle de Dieu, n’en raconte que ce que la raison humaine en peut savoir et laisse à la théologie le soin d’expliquer le reste. Le Dieu de Goethe était aussi celui qu’on ressent et qui ne se prouve pas et de même que pour Spinoza, la philosophie et la théologie étaient pour lui deux élémens non moins dissemblables que la terre et la mer : tandis que sur l’un vous marchez droit et de pied ferme, vous ne voyagez sur l’autre qu’en étant le jouet des flots et des vents. Les gens pour qui le philosophe commence là où justement il n’a plus rien à dire vous parleront, comme Chateaubriand, de l’athéisme de Spinoza. À ce compte, Goethe aussi était un athée, en ce sens que sa croyance en Dieu et en l’immortalité n’avaient ni ne voulaient avoir rien de commun avec sa philosophie, étant chose absolument personnelle et qu’il ne discutait point[1]. Païen peut-être, athée

  1. Beethoven avait également cette religion. À lui comme à Goethe, l’inexprimable, l’incréé se révélait sans qu’il fut besoin d’aucun medium. Il croyait en Dieu, l’aimait, l’adorait de toute la ferveur de sa grande âme solitaire, mais il entendait n’avoir avec son créateur que des rapports directs : le recueillement, l’élévation pure et simple ! Beethoven portait peut-être plus loin que Goethe l’horreur du formalisme ; il était incapable d’exécuter de sa main d’artiste, — même en n’y croyant pas, — une scène quelconque de mythologie chrétienne comme le prologue du premier Faust ou l’apothéose finale du second. La seule production vraiment médiocre de Beethoven est son oratorio du Mont des Oliviers : sa messe est une oraison mentale à grand orchestre. Beethoven n’arrive à la conception de Dieu que par l’humanité, il lui faut comme ce Titan frapper du pied le sol terrestre pour pouvoir s’élancer vers le ciel. Que nous récitent, que nous chantent les Sonates, les symphonies ? La lutte de l’âme avec les passions ; que glorifient-elles ? Le triomphe de l’esprit sur la matière et rien autre chose. Quant au reste, à ce qui se passe en dehors de l’homme, il ne le connaît pas : nescio vos.