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titre d’un volume influence toujours plus ou moins le lecteur. » Ainsi prononce Spinoza, or cela même ne saurait être : « Tout le monde doit ignorer que ce livre est de moi, qu’on le tienne plutôt pour l’émanation spontanée du genre humain. » Étant acquis ce fait que les glaciers se déplacent, comment se meuvent-ils ? De même pour l’humanité : le torrent s’épanche et s’écoule, où va le flot ? Spinoza n’en veut qu’à ce problème et le résout par l’observation continue, approfondie des symptômes qu’il relève autour de lui et classe méthodiquement ; il ne se fie qu’à ce qu’il voit, qu’à ce qu’il entend, l’histoire lui sert de peu, et son expérience poursuivie avec un absolu détachement d’idées personnelles et de préjugés nationaux, l’amène à cette conclusion qu’il n’y a de vrai, de positif que le bien, et que le mal ne saurait avoir de réalité, puisqu’il n’est que la négation du bien, et qu’une négation n’existe pas.

Ce livre, dont l’action générale n’est point à discuter, devait, à un moment donné, exercer une influence toute particulière sur l’esprit de Goethe, qui trouva dans cette solution la plus topique des réponses à ses troubles secrets en quête d’apaisement. N’est-ce pas le problème de sa propre existence que le poète de Faust cherche à résoudre avec l’aide du démon ? Ces deux âmes dont parle Faust, Goethe les sent en lui, et cette double existence, objet d’une investigation perpétuelle, fait en même temps son épouvante, il se regarde au microscope, s’analyse et s’anatomise ; bizarre composé des élémens les plus disparates, l’aveugle et le voyant marchent en lui côte à côte ; ce qu’il écrit « roule à torrent sur le papier à son insu ; » il lui faut se relire pour s’en rendre compte, et ce n’est aussi qu’en retournant la tête qu’il a conscience des actes qu’il accomplit. Du reste, cette manière d’être appartiendrait peut-être autant à l’espèce qu’à l’individu. L’inspiration est un état plus ou moins pathologique, la rêverie est un somnambulisme ; un inspiré, un rêveur ne se connaît pas, il vit le personnage de son roman ou de son drame, il secoue les préjugés, franchit les obstacles et n’obéit qu’à la passion, tout entier à ses jouissances, à ses vertiges : désordre et génie ! Mais le propre de Goethe est d’avoir en soi une puissance d’objectivité, un sens critique qui sait réagir au moment voulu. Il a son démon socratique qui le chevauche, et après l’avoir lancé à fond de train, le rassemble et le ramène. Savoir jouir et savoir à temps renoncer, brûler la vie à grandes guides et se gouverner de façon que les résultats soient toujours sauvegardés et que l’expérience tourne à profit, ne renoncer ni au plaisir, ni au devoir, être à soi-même son critique, son médecin, son conseiller intime et son maître des cérémonies, tout cela froidement, sans hypocrisie et sans complaisance ; voilà l’homme. Deux êtres sont en lui : il est