Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme l’adversaire de l’hégémonie allemande, à laquelle il avait juré une haine mortelle. Il réussit de la sorte à se mettre à la mode et à persuader au grand monde qu’un homme de qualité ne pouvait quitter convenablement cette vallée de larmes qu’avec l’assistance du docteur Botkin[1]. » Il en résulta que l’affaire Prokofîef devint une très grosse affaire et que la question de savoir si ce pauvre diable avait la peste acquit toute l’importance d’un événement politique. La dispute s’échauffa, tout le monde s’en mêla, on échangea beaucoup d’injures ; pour un peu on aurait pu se croire revenu aux beaux temps de l’orageuse querelle des piccinistes et des gluckistes. A la vérité, il s’agissait de tout autre chose que de musique, mais les peuples ne se passionnent pas seulement pour des chansons, et le parti national déclarait dans tous ses journaux que quiconque se permettait de croire à la syphilis de Prokofief manquait aux devoirs les plus élémentaires du patriotisme russe.

Il n’est pas nécessaire de faire un grand effort d’imagination pour comprendre les sentimens et les ressentimens du parti national russe. « Comme les grandes fêtes se terminent ! disait un roi de Babylone, et comme elles laissent un vide étonnant dans l’âme, quand le fracas est passé ! » En ce cas-ci, la fête s’était mal terminée, et il est naturel que les Russes se soient dit : « Il y a sept ans, nous avons sauvé l’Allemagne de l’arbitrage de l’Europe et de l’intervention des neutres. Grâce à nous, elle a pu traiter directement avec le vaincu et lui imposer les plus dures conditions sans que personne s’ingérât dans cette affaire. Tout bienfait mérite récompense. Si l’Allemagne s’était acquittée de sa dette, elle nous aurait reconnu le droit de dicter à notre tour nos conditions à la Turquie, et le congrès présidé par M. de Bismarck n’aurait pas eu d’autre occupation que la facile besogne d’enregistrer ou d’entériner le traité de San-Stefano. » L’auteur anonyme du livre intéressant que nous venons de citer a retracé dans quelques pages vivement écrites les impressions produites sur le public russe par la révision du traité de San-Stefano et par le rôle que joua M. de Bismarck au congrès. Il a dit leur fait à ces dilettanti politiques, « qui avaient essayé de surprendre l’Europe par un fait accompli et de dissimuler par une attitude comminatoire l’insuffisance militaire et financière de la Russie. » — « Le premier effet de cette tentative fut que la société russe se trouva confirmée dans l’idée irréfléchie et présomptueuse qu’elle se faisait de ses forces et de ses ressources. Le second fut de placer le gouvernement dans l’alternative d’affronter une lutte mortelle ou de laisser mettre en question ce qui lui restait d’autorité. Le troisième fut

  1. Russland vor und nach dem Kriege, auch « aus der Petenburger Gesellschaft, » Leipzig, Brockhaus, 1879, p. 436.