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relâcheront qu’au dernier moment. Si Grant a des partisans nombreux, il a aussi, dans son propre parti, de puissans adversaires, un entre autres, chef du parti allemand, naturalisé Américain, Carl Schurz, ministre de l’intérieur. Nous avons précédemment insisté sur l’influence de l’élément germanique aux États-Unis. La haute position qu’occupe dans l’administration actuelle son représentant attitré en est une preuve. Entre Carl Schurz et Grant existe une haine personnelle de longue date. L’alien vote, le vote des étrangers naturalisés, fera probablement défection à Grant ; en tout cas il sera pour lui un sérieux obstacle dans la convention républicaine. Schurz lui suscite des concurrens : le général Sherman, son collègue au ministère des finances, célèbre par sa campagne du sud lors de la guerre de sécession ; James Garfield, représentant de l’Ohio ; James Blaine, sénateur du Maine, Conkling, sénateur de New-York, meneurs habiles et éprouvés du parti républicain.

Aucun d’eux n’a pour lui l’illustration personnelle de Grant. Son absence des États-Unis, loin de lui nuire, n’a fait qu’augmenter son prestige. En dehors des luttes politiques quotidiennes, il a pu se renfermer dans le silence, éviter de se compromettre et de prendre des engagemens. Grant excelle à cet art difficile ; son voyage lointain, son retour différé, son attitude modeste en présence des ovations bruyantes de ses partisans, sont peut-être les calculs d’une rare habileté politique.

Le 9 avril 1865, le général confédéré Lee, cerné par les troupes fédérales, n’ayant plus ni vivres ni munitions et ne possédant que 8,000 hommes à opposer aux 100,000 combattans de Grant, de Sheridan et de Sherman, dut se rendre à discrétion après une tentative héroïque pour forcer les lignes ennemies. Une entrevue eut lieu à Appomattox. Lee remit son épée au vainqueur qui, sans mot dire, s’inclina courtoisement et, tournant bride, se rendit à son quartier général. On raconte qu’en descendant de cheval, Grant qui n’avait pas encore ouvert la bouche, salua son état-major et dit : « Messieurs, la guerre est finie ; je vous remercie. » Un de ses officiers s’écria : « Celui qui a forcé Richmond à capituler et qui a reçu l’épée de Lee a plus mérité de la république que Washington lui-même. » Comme Washington, Grant a été deux fois président. Est-il destiné à l’être encore et la fortune, amie des silencieux, lui réserve-t-elle l’honneur jusqu’ici refusé à ses prédécesseurs, d’occuper à trois reprises différentes le fauteuil de la présidence ?


C. DE VARIGNY,