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confiant, avec des réveils de mutinerie charmante. La Marguerite des fragmens publiés en 1790 est déjà pour l’idée et le contour une figure aussi parfaite que celle de l’édition de 1808, et notez que cette Marguerite des fragmens est celle du premier manuscrit. Quant à la Marguerite bienheureuse (una pœnitentium) transportée après sa mort au sein des nuages, et rencontrant Faust parmi les phalanges célestes, c’est là une invention attribuée au travail des dernières années, et cependant, étant donné le caractère de Goethe si bizarre et par moment si énigmatique, rien n’empêcherait que cette scène fût issue elle aussi du premier mouvement. Goethe eut toujours un fond de mysticisme, et cette disposition d’esprit, déjà très accentuée dans sa jeunesse, prit avec l’âge couleur de superstition. Quoi qu’il en soit, les scènes de l’édition de 1808, où la figure de Marguerite se dessine dans toute sa grâce, composent ce que Goethe a jamais écrit de plus achevé ; il y a là une émotion, un souffle de vie, qui vous pénètrent. Le sentiment, les beaux vers pleins de lumière, pleins de flamme, y surabondent, et l’effet est toujours immédiat.

Nous avons remarqué plus haut que Goethe avait créé Marguerite à l’image de Frédérique ; ne pourrait-il pas se faire aussi qu’il eût mis dans cette adorable Frédérique des Mémoires quelque chose de sa Marguerite ? Arrêtons-nous un moment pour bien fixer les points. Lorsque Goethe écrivit son volume de Poésie et Vérité, où l’idylle de Sesenheim est racontée, Marguerite était depuis longtemps venue au monde, elle existait à l’état de type pour le poète qui, les illusions du récit aidant, pouvait, en nous racontant Frédérique, se souvenir alors de Marguerite, tout comme, en évoquant jadis Marguerite, il s’était souvenu de Frédérique. La Frédérique des Mémoires n’est point tant qu’on se l’imagine un portrait peint d’après nature et j’y verrais plutôt aujourd’hui un être de fantaisie évoqué par les souvenirs du passé et que Goethe s’est complu à revêtir de divers traits particuliers à son amie. Donner aux inventions de notre esprit les apparences de la réalité, n’est-ce point là le but suprême, et l’artiste n’a-t-il pas rempli toute sa vocation lorsqu’il est parvenu à persuader au public que c’est des mains mêmes de la nature que l’œuvre est sortie et qu’il n’a fait lui, poète, peintre ou statuaire, que fidèlement copier le type ? En ce qui regarde Frédérique Brion, l’impression que nous donne Goethe est vivante ; nous reconnaissons à son visage, à sa tournure, à son sourire, la fille du pasteur de Sesenheim. C’est elle, encore un peu et nous serions tentés de la déclarer plus aimable et plus accomplie qu’on ne nous la décrit, nous en voulons presque au poète de ne pas nous en dire davantage et c’est là dans les œuvres d’art, une nouvelle et décisive marque de perfection. Chacun, en voyant le modèle, se figure être