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a été faite par la population de Londres à son retour du congrès de Berlin. Il était déjà assuré que son souvenir demeurerait dans l’histoire : il put se dire, ce jour-là, que son nom était écrit dans le cœur de tout Anglais patriote.

Rien n’est plus consolant, rien n’est plus propre à fortifier les cœurs généreux dans l’amour du bien et la pratique du devoir que de voir le talent, le travail et la bonne conduite recevoir, dès ce monde, le prix qui leur est dû. Ce qu’il faut honorer dans lord Beaconsfield, c’est moins son élévation que les moyens par lesquels il l’a conquise. Il peut reporter avec un juste orgueil sa pensée vers le modeste cabinet de travail où a commencé sa vie d’homme de lettres. Aucun souvenir pénible ne saurait attrister les retours qu’il peut faire vers le passé : sa mémoire ne lui rappellera ni une attaque contre les institutions de son pays, ni une insulte à sa souveraine, ni une flatterie à l’adresse des passions politiques, ni une platitude vis-à-vis des électeurs, ni une bassesse vis-à-vis des démagogues. Et cependant, sans aucune de ces mauvaises pratiques habituelles aux démocraties, sans aucune de ces habiletés contestables à l’usage des courtisans du suffrage universel, il a exercé une influence plus considérable, obtenu un pouvoir plus grand, et il gardera un renom plus haut et plus durable qu’aucun des servîtes adulateurs du nombre.

Un enseignement, tout à l’honneur de l’Angleterre, semble découler des pages qui précèdent, et s’impose aux méditations des hommes qui professent pour telle ou telle forme de gouvernement un attachement exclusif. En voyant la carrière qu’un simple citoyen anglais a pu parcourir, malgré mille circonstances défavorables, sans le secours de la richesse, par la seule force de la volonté et du talent, n’est-on pas en droit de demander quelle destinée plus brillante, quelles satisfactions plus hautes et plus nobles, les démocraties peuvent offrir au mérite ? Lord Beaconsfield est-il d’ailleurs une exception ? Pour ne parler que des morts, lord Eldon n’était-il pas un simple paysan, parti en sabots pour l’école, d’où il devait s’acheminer comme boursier vers l’université ? On autre chancelier d’Angleterre, lord Lyndhurst, n’a-t-il pas gagné, tout enfant, à faire des courses pour les étudians de l’université de Dublin, les premiers pence dont il ait pu disposer ? Heureux le pays où le travail, le savoir et le talent peuvent faire franchir à un homme de mérite tous les degrés de l’échelle sociale et le conduisent sûrement aux honneurs sinon à la richesse, mais où le charlatanisme politique, l’adulation pour les masses, la servilité vis-à-vis des basses et envieuses jalousies de la foule sont condamnées à une juste et perpétuelle stérilité !


CUCHEVAL-CLARIGNY.