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superstition. « Le premier, dit-il, chez les anciens, qui démontra par quelques règles de trigonométrie que la lune était plus grande que le Péloponèse, fit grincer des dents aux prêtres du paganisme[1]. » La suite du raisonnement interrompu se devine : donc faisons grincer des dents aux prêtres de nos églises en donnant à l’enfant l’instrument mathématique qui leur fera dire de telle ou telle doctrine : « Cela est ou n’est pas démontré. » — Ce que Diderot dénonce tout particulièrement aux souverains et aux peuples, c’est le caractère politique du prêtre, qui est par essence « le rival de la puissance séculière. » Avec cette accusation, on peut mener loin, il le sait, les peuples, les rois et l’impératrice Catherine.

Tel est le thème de ses déclamations violentes, soit dans le Discours d’un philosophe à un roi, qui est l’exposition d’un plan machiavélique pour ruiner l’église par des décrets artificieux, sans la dépouiller violemment, soit dans l’ouvrage que nous analysons et dans une foule d’autres. C’est une idée fixe, une sorte de monomanie : « Le prêtre, bon ou mauvais, est toujours un sujet équivoque, un être suspendu entre le ciel et la terre, semblable à cette figure (le ludion) que le physicien fait monter ou descendre à discrétion, selon que la bulle d’air qu’elle contient est plus ou moins dilatée. Ligué tantôt avec le peuple contre le souverain, tantôt avec le souverain contre le peuple, il ne s’en tient guère à prier les dieux que quand il se soucie peu de la chose… Il dispose ouvertement ou clandestinement des esprits, selon sa pusillanimité ou son audace. Son état l’incline à la dureté et au secret[2]. » Et n’allez pas dire à Diderot qu’il y a de saints prêtres. — Tant pis ! « Plus le prêtre est saint, plus il est redoutable. Le prêtre avili ne peut rien. » Au peuple, dont Diderot proclame l’infaillibilité, il déclare « que, tandis que le peuple n’approuve guère que ce qui est bien, le prêtre, lui, n’approuve guère que ce qui est mal. » Mais le peuple ne pouvait rien alors. C’est donc aux souverains qu’il importe d’indiquer le mal et d’insinuer le remède. « Prenez garde, » ne cesse de répéter le philosophe dans ses discours aux rois, tâchant par tous les moyens possibles d’exciter leurs ombrages et de provoquer leur redoutable défiance : « Le souverain ne fait que des ducs, des ministres, des nobles et des généraux ; qu’est-ce que c’est que cela pour celui qui fait des dieux ? A l’autel, le souverain fléchit le genou et sa tête s’incline sous la main du prêtre, comme celle du dernier serf ; tous sont égaux dans l’enceinte où il préside, l’église. Dans notre religion et celle de sa majesté impériale, le chef de la société vient se confesser et rougir des fautes

  1. Plan d’une université, page 454.
  2. Ibid., page 510.