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En même temps, les arts et les sciences s’accroissent dans des proportions que Diderot semble avoir pressenties. Où cela s’arrêtera-t-il ? Et ici un petit apologue pour faire sourire l’impératrice Catherine : « Insensiblement, la masse des connaissances devient trop forte pour l’étendue de l’esprit humain ; la confusion et la barbarie ont leur tour. Voilà la véritable clé de la fable allégorique de la tour de Babel. À cette époque, le monde était si ancien que les fils des hommes avaient poussé leurs connaissances au plus haut degré. Ils étaient près d’atteindre le ciel et d’en savoir aussi long que leur papa Dieu. Il ne restait à celui-ci, pour arrêter les progrès de cette tour, qui s’élevait à vue d’œil, et qui allait percer jusqu’à son boudoir, que la ressource de la confusion des langues, c’est-à-dire que le grand nombre des nations savantes et policées obligea les hommes éclairés de chaque nation d’étudier une multitude si prodigieuse de langues nécessaires à la circulation des connaissances acquises, que leur tête éclata. Ils devinrent brouillons et imbéciles, ce fut à recommencer, et Dieu fut préservé une seconde fois du danger de voir ses secrets ébruités. »

C’est sans doute pour prévenir et pour démêler cette confusion que Diderot composa le Plan d’une université. Il est vraisemblable que l’impératrice Catherine, mise en goût par les critiques de Diderot, lui demanda de développer ses idées, et c’est alors qu’il se mit sérieusement à l’œuvre pour rédiger le projet d’un système complet d’éducation. L’impératrice est, dit-il, plus qu’aucun autre souverain dans une position avantageuse pour fonder quelque chose de nouveau et de grand ; le moment où elle forme le projet d’une université est particulièrement favorable : l’esprit humain semble avoir jeté sa gourme ; la futilité des études scolastiques est reconnue, la fureur systématique est tombée ; il n’est plus question d’aristotélisme, ni de cartésianisme, ni de leibnitzianisme ; le goût de la vraie science règne de toutes parts ; les connaissances en tout genre ont été portées à un très haut degré de perfection. Point de vieilles institutions qui s’opposent à ses vues ; elle a devant elle, un champ vaste, un espace libre de tout obstacle sur lequel elle peut édifier à son gré. » Ce n’est pas comme chez nous où l’on voit ce phénomène étonnant d’écoles barbares et gothiques se soutenant avec tous leurs défauts, au centre d’une nation éclairée, à côté de trois célèbres académies, au détriment de la nation, à sa honte même. C’est que rien ne lutte avec plus d’opiniâtreté contre l’intérêt public que l’intérêt particulier, rien ne résiste plus fortement à la raison que les abus invétérés. L’esprit des corps reste le même, tandis que tout change autour d’eux. — A l’extrémité de cette longue et stérile avenue qu’on appelle la Faculté des arts,