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Ni l’émulation ni le désir ne mettent le génie où il n’est pas. Il y a mille choses que je trouve tellement au-dessus de mes forces, que l’espérance d’un trône, le désir même de sauver ma vie, ne me les feraient pas tenter. Donnez-moi la mère de Vaucanson, et je n’en ferai pas davantage le flûteur automate. Envoyez-moi en exil, enfermez-moi dix ans à la Bastille, et je n’en sortirai pas le Paradis perdu à la main. Tirez-moi de la boutique d’un marchand de laine, enrôlez-moi dans une troupe de comédiens, et je ne composerai ni Hamlet, ni le Roi Lear, ni le Tartuffe, ni les Femmes savantes, et mon grand-père, avec son : Plût à Dieu ! n’aura dit qu’une sottise. J’ai été plus amoureux que Corneille, j’ai fait aussi des vers pour celle que j’aimais, mais je n’ai pas fait le Cid. Vous parlez de Rousseau et de l’accident particulier de sa visite au château de Vincennes. J’y étais. Il vint m’y voir en effet et me consulter sur le parti qu’il prendrait dans la question posée par l’Académie de Dijon : Si les sciences étaient plus nuisibles qu’utiles à la société. — « Il n’y a pas à balancer, lui dis-je, vous prendrez le parti que personne ne prendra. — Vous avez raison, » me répondit-il, et il travailla en conséquence. Changez les rôles. C’est Rousseau qui est à Vincennes. J’arrive. La question qu’il me fit, c’est moi qui la lui fais ; il me répond comme je lui répondis. Et vous croyez que j’aurais passé trois ou quatre mois à étayer de sophismes un mauvais paradoxe ? que j’aurais donné à ces sophismes-là toute la couleur qu’il leur donna ? et qu’ensuite je me serais fait un système philosophique de ce qui n’avait été d’abord qu’un jeu d’esprit ? Credat judœus Apella, non ego. Rousseau fit ce qu’il devait faire, parce qu’il était lui. Je n’aurais rien fait ou j’aurais fait toute autre chose, parce que j’aurais été moi. — Oui, monsieur Helvétius, on vous objectera que de pareils hasards ne produisent de pareils effets que sur des hommes organisés d’une certaine manière, et vous ne répondrez rien qui vaille à cette objection.il en est de ces hasards comme de l’étincelle qui enflamme un tonneau d’eau-de-vie ou qui s’éteint dans un baquet d’eau. Vous dites que le génie est le produit du hasard. Je me rongerais les doigts jusqu’au sang que le génie ne me viendrait pas. J’ai beau rêver à tous les hasards heureux qui pourraient me le donner, je n’en devine aucun… L’homme de génie par modestie, le sot par sottise, le méchant pour se tromper lui-même, veulent presque toujours retrouver à l’origine des événemens qui l’ont mené soit au bonheur, soit au malheur, soit à l’illustration, soit à l’obscurité, quelque circonstance frivole à laquelle ils rapportent toute leur destinée. Mais, sot, sois bien assuré qu’abstraction faite de cette circonstance, tu serais resté sot toute ta vie et tu serais seulement arrivé au mépris par un autre chemin. Mais, méchant, ne doute pas que, même sans cet incident, que tu