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comme par une contrainte de sincérité et un repentir psychologique pour avoir si souvent et audacieusement lancé des assertions bien au-delà des vérités démontrées : « Il faut en convenir, l’organisation ou la coordination des parties inertes ne mène point du tout à la sensibilité, et la sensibilité générale des molécules de la matière n’est qu’une supposition qui tire toute sa force des difficultés dont elle nous débarrasse — ce qui ne suffit pas en philosophie[1]. »

Il n’y a rien de tel que les mauvais avocats d’une cause, comme Helvétius, pour amener ses partisans eux-mêmes à douter d’une cause si mal défendue. Il semble que Diderot, en l’écoutant, ait conçu quelques scrupules sur cette théorie naturelle de l’homme, qui lui était chère, d’après laquelle la pensée, la volonté, la vie, étaient rattachées à la chaîne des phénomènes et inexorablement renfermées dans le cercle tracé autour de l’homme par la physique et la chimie. Et voilà le transformiste de tout à l’heure qui s’écrie comme poussé à bout par les conséquences que l’on peut tirer de son système : « Fut-il un temps où l’homme put être confondu avec la bête ? Je ne le pense pas : il fut toujours un homme, c’est-à-dire un animal combinant des idées[2]. » C’est surtout à propos des idées morales que cette thèse lui paraît insoutenable : il n’y a jamais eu d’homme sans quelque sentiment inné de justice. Tout ce qu’Helvétius dit, à ce propos, de l’état sauvage peut être vrai, mais Diderot répond plaisamment qu’il n’est pas sauvage et qu’il ne peut en juger. « Plus civilisé que l’auteur, j’ai apparemment trop de peine à me mettre nu ou à reprendre la peau de bête. Moins fort qu’un autre, je ne saurais goûter ce plaidoyer de la force et je n’y crois pas. Le sauvage que l’on dépouille n’a point de mot pour désigner le juste et l’injuste ; il crie, mais son cri est-il vide de sens ? N’est-ce que le cri d’un animal ? » — « Du moment où le fort a parlé, dites-vous, le faible se tait, s’abrutit et cesse de penser. — Ce n’est point là ce qui se passe. Au moment où le fort a ordonné le silence, la fureur de parler prend au faible. » — « On soutient que la justice suppose les lois établies. Mais ne suppose-t-elle pas quelque notion antérieure dans l’esprit du législateur, quelque idée commune à tous ceux qui souscrivent à la loi ? Sans quoi, lorsqu’on leur a dit : Tu feras cela, parce que cela est juste ; tu ne feras point cela, parce que cela est injuste, ils n’auraient entendu qu’un vain bruit, auquel ils n’auraient attaché aucun sens. » — « On insiste : c’est de l’intérêt commun de tous, et non d’une idée de justice que sont émanées les premières lois. — Mais comment l’intérêt aurait-il amené le concert des volontés, si chacun

  1. Page 387.
  2. Pages 387, 388, 304, 396.