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confond, comme il confond deux opérations qui ne sont pas identiques, sentir et juger. Le stupide sent, mais peut-être ne juge-t-il pas ; le jugement suppose la comparaison de deux idées. La difficulté consiste à savoir comment se fait cette comparaison, car elle suppose deux idées présentes[1].

Il faut bien le dire, cette difficulté qui est grave, Diderot ne l’a jamais résolue : l’explication qu’il en donne dans le Rêve de d’Alembert ne pouvait le satisfaire entièrement. Elle consiste à dire qu’il y a une conscience unique qui réunit toutes les sensations, qui les juge et les compare. C’est fort bien. Je crois comprendre encore quand on nous dit que cet organe de la conscience, ce centre commun de toutes les sensations, là où est la mémoire, là où se font les comparaisons, c’est l’origine du réseau nerveux d’où partent des ramifications infinies : « Chacun de ces brins n’est susceptible que d’un certain nombre déterminé d’impressions, de sensations successives, isolées, sans mémoire. L’origine (le point initial du réseau) est seule susceptible de toutes les sensations, elle en est le registre, elle en garde la mémoire ou une sensation continue, et l’animal est entraîné dès sa formation première à s’y rapporter soi, à s’y fixer tout entier, à y exister. » Et ici apparaît la fameuse allégorie de l’araignée au centre de sa toile. Les fils sont partout ; il n’y a pas un point à la surface de notre corps auquel ils n’aboutissent : « Si un atome fait osciller un des fils de la toile de l’araignée, alors elle prend l’alarme, elle s’inquiète, elle fuit ou elle accourt. Au centre elle est instruite de tout ce qui se passe en quelque endroit que ce soit de l’appartement immense qu’elle a tapissé. Pourquoi est-ce que je ne sais pas ce qui se passe dans le mien, ou le monde, puisque je suis un peloton de points sensibles, que tout le monde presse sur moi et que je presse sur tout[2] ? » L’image est ingénieuse ; est-elle une explication suffisante du fait de la conscience, de la mémoire, de la comparaison et du jugement qui en résulte ? De quelle nature est cette conscience au centre de sa toile sensible et vivante ? Est-elle simplement l’organe nerveux, le commencement du réseau ? Mais si elle n’est a qu’un brin comme les autres, » comment ce brin peut-il comparer deux sensations et les juger ? L’insecte de Diderot est distinct des fils qu’il tire de lui-même ; ici nous n’avons qu’une molécule, origine du réseau nerveux. Par quel privilège de position centrale, ou de localisation dans le cerveau, devient-elle un registre vivant, animé, arbitre souverain et juge de toutes les sensations, principe du moi ? Quand de toutes les extrémités du réseau nerveux, les impressions sensibles sont accourues à ce centre commun, isolées, successives, sans mémoire,

  1. Tome II, pages 300-317 et passim.
  2. Tome II, page 140 et seq.