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journalistes et improvisateurs sur tous les sujets. Saluons en lui notre père et notre premier modèle[1]. »

C’est de cette façon, sans l’avoir médité, que Diderot se trouva un jour avoir écrit ce remarquable ouvrage : la Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé « l’Homme. » Quand le livre d’Helvétius parut, en 1773, publié par les soins du prince Galitzin, après la mort de l’auteur, Diderot était en Hollande, attendant M. de Nariskin, qui devait le conduire à Saint-Pétersbourg, où nous le retrouverons plus tard. On connaît son habitude, qui était, en lisant un livre, d’écrire immédiatement sur les marges toutes les réflexions qui lui venaient à la pensée. Il lui en vint beaucoup à la lecture de ce lourd et paradoxal ouvrage. Au second séjour qu’il fit à La Haye, après son voyage de Russie, il reprit ces notes et leur donna, en les recopiant, des développemens nouveaux. On dit même qu’il y revint une troisième fois, et l’on croit que c’est cette dernière rédaction qui fut transportée à l’Ermitage. Quelques parties de l’ouvrage étaient déjà connues, soit par les citations que Naigeon en fait dans ses Mémoires, soit par la Correspondance de Grimm, qui publia le commencement de cette Réfutation, soit par quelques morceaux communiqués à M. Walferdin par M. Godard et qui parurent en 1857, dans un recueil du temps. Mais on ne pouvait pas soupçonner, par ces morceaux détachés, la valeur de l’ensemble : je ne crains pas de dire qu’il y a là une révélation inattendue du talent de Diderot.

Ce qui fait l’intérêt de cette œuvre, c’est l’indépendance d’esprit dont fait preuve l’auteur. Il se montre libre à l’égard de la secte et, ce qui est plus rare et plus difficile, libre à l’égard de lui-même ; il ne se laisse dominer ni par les préjugés du parti philosophique et irréligieux auquel il appartient, ni même par certaines opinions particulières qui semblent le lier à Helvétius. En effet, l’auteur de l’Esprit et de l’Homme attribue la sensibilité à la matière en général, réduit les fonctions intellectuelles à la sensibilité et par là à une propriété toute matérielle, déclare qu’apercevoir, juger et sentir, c’est la même chose, et ne reconnaît de différence entre l’homme et la bête que celle de l’organisation. — Et ne savons-nous pas que Diderot, lui aussi, dans le Rêve de d’Alembert et dans les Elémens de physiologie, soutient que la sensibilité est une propriété de la matière, comme l’étendue et l’impénétrabilité, et qu’il en déduit les conséquences les plus hardies sur l’identité des êtres, qui deviennent, selon les circonstances, dieu, table ou cuvette, esprit, animal, plante ou minéral ? C’est que Diderot, quand il s’abandonne à la pente de ses idées en physiologie, pousse jusqu’au

  1. Causeries du lundi, t. III, p. 209.