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rigoureux, une pensée parfaitement suivie dans ce qui fut le produit d’un monde d’aspirations confuses où toutes les contradictions trouvaient place, où l’amour naissant de la science était associé à l’amour persistant du fantastique, où le mysticisme et la superstition du moyen âge vivaient à côté de la froide raison protestante et de la lumineuse poésie grecque, où Luthier ne se débarrassait du diable qu’en lui jetant un encrier à la tête. La légende de Faust s’est formée de ces élémens si divers, comme le génie de l’Allemagne moderne, et en même temps que lui. Ce rapprochement nous livre peut-être le secret de sa faveur persistante. Chaque peuple a dans son histoire une époque décisive où son génie prend sa forme définitive. Pour l’Allemagne, cette époque se place dans la période qui a suivi la grande impulsion donnée par la réformation et la renaissance et qui a précédé l’effondrement de la guerre de trente ans, c’est-à-dire exactement au moment où la tradition qui nous occupe se définissait et se complétait. La trace des impressions qu’un peuple a reçues dans une pareille crise ne s’efface plus; il n’oublie jamais les émotions qu’il a alors subies, les rêves qui l’ont ou charmé ou effrayé; il semble qu’il ait retrouvé pour cet instant unique la vivacité d’impressions de l’enfance et sa ténacité de mémoire. Les aventures tragiques du docteur Faust sont restées étroitement liées dans le souvenir de l’Allemagne à la période de transition, de lutte et d’éclosion. C’est pourquoi Gœthe a pu y trouver le thème d’un poème national ; c’est encore pourquoi le poème national n’a pas fait oublier l’humble récit populaire. Celui-ci contenait l’impression naïve des sentimens que Gœthe a si magnifiquement traduits. L’Allemagne a admiré et aimé comme elle le méritait l’interprétation de son grand poète; elle n’a pas retiré sa tendresse au conte pieux dans lequel elle revoit comme en un miroir les sentimens qui furent les siens au moment où elle s’éveillait du long rêve du moyen âge.


ARVEDE BARINE.