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après avoir perdu le sens religieux que les anciennes croyances leur attribuaient, à servir d’admirable parure à cette Rome qui ne reniait pas son passé. C’est ce que démontrent aux Ve et VIe siècles de nombreuses inscriptions : tel préfet a érigé dans le forum cette statue qu’il a tirée d’un temple « afin qu’elle servît d’ornement à la ville. » Tel édifice ayant été consacré au nouveau culte, « la lumière du salut a brillé là où régnaient les ténèbres, » ou bien : « À l’assemblée des démons a succédé la maison de Dieu. » Il y eut sans doute des violences exercées contre les monumens de l’ancien culte au nom du christianisme ; mais ce fut en général hors de l’Italie, en Afrique, en Égypte, en Orient, ou bien dans la campagne, où la présence du sanctuaire ou de l’idole pouvait perpétuer la superstition. On vit, il est vrai, des momens de réaction, pendant lesquels les empereurs chrétiens prirent des mesures sévères, fermant la grotte de Mithra, au pied du Capitole, ou faisant brûler les livres sibyllins ; mais le christianisme comprit très vite que les monumens de Rome païenne faisaient partie d’une gloire qu’il ne lui convenait pas de renier, puisqu’elle avait servi, selon les secrets desseins de la Providence, à grouper les nations et à les préparer pour recevoir l’Évangile. C’eût été d’ailleurs une longue et pénible tâche, et bien vaine, que d’essayer d’anéantir tant d’énormes édifices ; ne valait-il pas mieux les conserver en les appliquant au vrai culte ? N’était-ce pas le moyen de triompher d’autant plus sûrement et de séduire les âmes ? Le clergé se montrait habile dans les campagnes à substituer aux génies des arbres et des fontaines le culte des saints, dont les poétiques légendes effaçaient les traditions antiques ; il fallait ainsi, dans Rome, arborer les symboles chrétiens sur les anciens monumens et, sans interrompre les courans établis, transformer les sanctuaires pour transformer les cœurs. On vit de la sorte commencer une métamorphose bizarre dans laquelle le moyen âge chrétien faillit, il est vrai, étouffer quelques-uns des souvenirs persistans de l’antiquité païenne ; tout compte fait, il en conserva, il en sauva beaucoup.

Un des plus singuliers exemples de cet accord subsistant à travers les siècles se voit à la cathédrale de Syracuse. Là s’élevait jadis un beau temple de Minerve, du haut duquel le bouclier resplendissant de la déesse servait de dernier phare aux navires s’éloignant du port. Dès que ce signe avait disparu de l’horizon, le pilote jetait à la mer la coupe de terre empruntée à l’autel de Héra, et les dieux devaient, pour ces rites accomplis, une navigation prospère. L’église chrétienne a succédé, construite sur les bases et dans l’enceinte même du temple. L’archaïsme dorique se reconnaît sur ces magnifiques colonnes au lourd chapiteau, aux cannelures