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par la force le fardeau de l’autorité absolue. On le contraindrait à régner. » Agathocle ploya ses épaules sous le faix, il avait modestement quitté la chlamyde de pourpre; il la reprit sur l’heure aux applaudissemens de la multitude. La dette était le fléau des sociétés antiques; Agathocle abolit les dettes et distribua des terres aux indigens. Quelle humeur morose eût pu refuser son approbation au nouveau règne? Nul faste d’ailleurs n’environna la personne du tyran; un souverain populaire n’a pas besoin d’un éclat emprunté pour rehausser son prestige; point de gardes non plus : à quoi auraient-ils servi? Le fils de Carcinus se sentait trop bien protégé par ses bienfaits. Le vieux Denys, sur la fin de ses jours, devint sombre et atrabilaire; Agathocle, jusqu’à sa dernière heure, demeura un tyran jovial. Nul n’aimait plus que lui à déposer la majesté suprême, à faire échange de joyeux propos et de fines railleries. Dans les banquets, dans les assemblées publiques, c’était toujours lui qui se montrait le bon compagnon. Il excellait à mettre les rieurs de son côté, plaisantant agréablement ses adversaires, les contrefaisant, provoquant par ses gestes, par les contorsions de son visage, la gaîté bruyante de la foule. Ce n’est pas lui qui eût passé une sarisse à travers le corps de Clitus; il se fût contenté de le larder de coups d’épingle. La multitude avait bien rencontré cette fois le roi qu’il lui fallait. Aussi le garda-t-elle durant vingt-huit années contre toutes les levées de boucliers des mécontens. Néron fut moins pleuré et Néron probablement mérita moins de l’être. Bien que l’histoire d’Agathocle ne puisse être pour nous que la résultante de récits contradictoires et de témoignages à bon droit suspects, puisque les contemporains qui l’ont écrite furent des exilés ou des écrivains enrichis des dépouilles de l’exil, nous nous écarterons, je crois, bien peu de la vérité en admettant qu’Agathocle fut à la fois « un général habile, entreprenant, bravant les dangers avec sang-froid, » et un souverain a non moins impie envers les dieux que cruel envers les hommes. » Les faits parlent plus haut que Timée ou Callias, et toutes les déclamations du monde n’y sauraient rien changer.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.