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l’heure où la Grèce s’ébranlait tout entière, prête à se jeter sur l’Asie : le monde pendant treize ans n’eut d’oreilles et d’yeux que pour Alexandre; ce qui se passait en Sicile avait perdu le don de l’intéresser. Nous savons cependant, que doué d’une force peu commune, Agathocle, à une époque où la force corporelle jouait un si grand rôle, étonna ses contemporains par le poids insolite des armes avec lesquelles il se présenta dans le rang. Ce bras qui jusqu’alors n’avait pétri que de la terre glaise, eût bandé sans peine l’arc d’Ulysse et brandi sans effort la lance de Diomède ou d’Ajax. Agathocle fut nommé chiliarque. Dès qu’on est colonel, on peut arriver à tout pour peu que les révolutions y aident; l’essentiel est de ne pas se tromper de chemin. L’ambitieux potier comprit du premier coup celui qu’il devait prendre. La faction oligarchique, incessamment terrassée, se relevait toujours obstinée et vivace. Agathocle ne se laissa point abuser par cette persistance ; l’avenir n’était pas de ce côté. Ce fut dans les bras de la démocratie que dès le début il se jeta. Pour défendre sa cause, le peuple ne pouvait souhaiter un plus vaillant champion. Agathocle reçut de la confiance populaire le commandement de l’armée et, avec ce commandement qui déjà donnait tout, les pouvoirs les plus absolus. Le fils de Carcinus devait être « le gardien de la paix jusqu’à ce que la concorde fût parfaitement rétablie. » Rétablir la concorde dans une cité divisée depuis des siècles eût peut-être embarrassé un légiste : Agathocle trouva la chose simple, — il supprima les dissidens. A un jour donné, les portes se fermèrent, les soldats se réunirent, les trompettes sonnèrent la charge; quatre mille citoyens « qui n’avaient d’autre tort que celui d’être les plus influens, » furent égorgés par les troupes chargées de la mission pacificatrice. Plus de six mille à qui leur effroi sembla donner des ailes réussirent à franchir les remparts ; ils coururent se réfugier dans Agrigente. La concorde était rétablie à Syracuse, car il n’y restait plus que les meurtriers et leurs complices. Les sept chefs de Thèbes se prêtèrent jadis un mutuel serment en plongeant leurs bras jusqu’au coude dans le sang d’un taureau: les septembriseurs syracusains trouvèrent un plus sûr moyen de cimenter à jamais leur union. Le massacre durait depuis deux jours; ils le suspendirent pour organiser méthodiquement le pillage. Quand les maisons des proscrits furent vides, Agathocle annonça l’intention de se retirer des affaires. Il voulait déposer le sceptre et la chlamyde, vivre désormais en simple particulier, sur le pied d’une parfaite égalité avec tous les citoyens. Il n’y eut qu’un cri dans la foule : « Agathocle n’avait pas le droit d’abandonner le peuple qu’il venait d’arracher à la servitude ; le peuple lui imposerait au besoin