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demandé des généraux; les généraux que Sparte lui envoya la défendirent avec indifférence. La haine d’Athènes, en l’année 416, stimulait leur zèle; la république oligarchique des Carthaginois ne leur faisait même pas ombrage. S’ils eussent écouté leurs sympathies secrètes, ce n’est assurément pas du côté de la démocratie sicilienne que leur instinct les aurait rangés. Le danger touchait de plus près Syracuse, et cependant Syracuse ne sut pas complètement oublier qu’aux jours où Nicias campait sous ses murs, Agrigente avait paru sourire à sa ruine prochaine. Les Syracusains se portèrent donc sans la moindre ardeur au secours de la grande cité rivale. L’épouvante causée par la férocité d’Imilcon leur ouvrit enfin les yeux et leur fit comprendre toute l’imprudence de leur égoïsme. Le peuple alors se souvint d’Hermocrate. On peut éteindre à plaisir un flambeau et le rallumer; il faut y regarder à deux fois avant de supprimer un grand homme. Les larmes et les regrets ne le rappelleront pas à la vie. Tous les partisans de l’illustre patriote, par bonheur, n’avaient pas été enveloppés dans son destin funeste. Le plus jeune et non pas le moins énergique, Denys, s’était sauvé du tumulte, criblé de blessures; son obscurité même lui permit de rentrer, peu de temps après, dans Syracuse. Il était au nombre des soldats tardivement envoyés au secours d’Agrigente. Si Denys n’eût eu en partage que la bravoure d’un héros, il eût probablement végété dans les bas rangs de l’armée ; le ciel lui avait, de surcroit, donné l’éloquence; avec l’éloquence et le courage on peut toujours se faite un marchepied des malheurs publics. Les factions prenaient d’ailleurs la peine de déblayer sous ses pas le terrain; nulle supériorité ne se dresserait devant son ambition pour lui barrer la route ; le champ était libre. Denys s’y élança tout rempli de l’ardeur d’un aventurier qui n’a rien à perdre. Il ne vit que le but auquel, si les dieux le favorisaient, il pouvait atteindre, et ce but était, dans sa pensée, la libération plus encore peut-être que l’asservissement de sa patrie. L’asservissement en effet, quand l’ennemi est aux portes et l’anarchie en dedans des murs, pourrait bien mériter de s’appeler le salut.

Le fâcheux côté de ces entreprises, c’est qu’on les accomplit rarement sans porter une funeste atteinte à la morale publique. Comment acquérir de l’influence sur le peuple, si l’on ne se résigne avant tout à caresser ses passions haineuses et à paraître épouser ses soupçons? Le peuple de Syracuse était en proie à une inquiétude vague; Denys accusa les généraux de vouloir livrer l’état aux soldats de Carthage; il dénonça du même coup les principaux citoyens de tout temps soupçonnés de rêver le triomphe de l’oligarchie. « Ce ne sont pas, dit-il à la multitude, les personnages les plus distingués