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une symétrie passagère, un ordre momentané... Le monde est éternel pour vous, comme vous êtes éternel pour l’être qui ne vit qu’un instant... Cependant nous passerons tous, sans qu’on puisse assigner ni l’étendue réelle que nous occupions ni le temps précis que nous aurons duré. Le temps, la matière et l’espace ne sont peut-être qu’un point. » Nous voilà ramenés au sophisme de l’éphémère. Le monde actuel est un éphémère pour les millions de mondes réels ou possibles dans le passé et dans l’avenir, comme l’insecte de l’Hypanis en est un pour l’homme qui le voit naître et mourir dans la même journée. La journée d’un monde est plus longue, voilà tout. La conclusion est triste : « Qu’aperçois-je? Des formes. Et quoi encore? Des formes. J’ignore la chose. Nous nous promenons entre des ombres, ombres nous-mêmes pour les autres et pour nous. — Si je regarde l’arc-en-ciel tracé sur la nue, je le vois; pour celui qui regarde sous un autre angle, il n’y a rien[1]. »

Voilà des textes positifs d’où il ressort qu’aucune des idées essentielles qui constituent le transformisme n’avait échappé à la sagacité inventive de Diderot. Il rejette les causes finales et tout mode d’explication supra-naturelle; il y substitue l’unité et la continuité de la nature, la gradation insensible entre les règnes et les espèces, la conception de la concurrence vitale, de l’extermination des faibles et du triomphe assuré des forts, la loi des fonctions engendrées par l’organe, celle des organes engendrés par les besoins, les formes organiques s’adaptant à la diversité des milieux, déterminés par les circonstances intérieures et extérieures, l’action profonde et multiple de l’hérédité, enfin la mobilité perpétuelle de ces êtres, qu’aucun plan, aucune intention ne paraît déterminer en dehors des causes physiques et que d’autres causes du même ordre détruisent sans cesse, laissant la place vide pour les figures changeantes d’un monde qui, lui-même, soumis aux actions lentes, se transforme d’une manière insensible, mais certaine, et prépare, dans le secret travail de ses métamorphoses, l’éclosion de nouvelles générations d’êtres adaptés à de nouveaux milieux, et dont personne ne peut concevoir une idée ou se former une image.

Si l’on veut bien consulter de près les textes dont nous nous sommes servis, on verra que nous en avons respecté scrupuleusement l’esprit, que nous ne leur avons fait subir d’autre contrainte que celle de l’ordre dans lequel nous les avons rangés et de la liaison que nous avons mise entre eux, mais que nous nous sommes bien gardés de les solliciter à dire plus qu’ils ne veulent dire dans la pensée de Diderot lui-même. C’est donc à tort que nos transformistes contemporains ont voulu faire honneur à Lamarck de ces vues nouvelles,

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