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développées et appliquées l’idée d’une vie latente répandue dans tout l’univers, la loi de continuité des êtres, l’uniformité des procédés par lesquels se communique la vie, l’unité d’un prototype animal. Voltaire s’inquiéta de ce livre : « Est-ce un abrégé de Lucrèce? écrivait-il; est-ce du vieux? est-ce du neuf? s’il y a mica salis, envoyez-le à votre frère du désert. » Grimm en parle à plusieurs reprises : «Cet homme n’est pas à beaucoup près sans mérite, il a du style et la tête philosophique, il a un défaut ordinaire même aux meilleures têtes (et en écrivant cela, il pensait peut-être à l’ami Diderot), il a le goût des systèmes, et s’il avait fait de son livre un poème à l’imitation de celui de Lucrèce, il aurait eu justement le degré de vérité suffisant pour cela. Les gens à systèmes et à hypothèses devraient toujours écrire en vers. » Enfin Diderot lui-même cite deux ou trois fois le nom de cet écrivain : «Ce Robinet, dit-il quelque part, a de la chaleur, de la hardiesse et du nerf. » Rien ne s’opposerait donc à ce que Diderot eût pris dans l’ouvrage de Robinet quelques germes d’idée qui se seraient ensuite organisés et développés dans son cerveau fécond. Rien ne s’y oppose que les dates. L’Interprétation de la nature, où parait déjà très clairement la théorie transformiste, est de 1754; le livre de la Nature de Robinet, où elle est noyée dans un fatras de métaphysique obscure, parut en Hollande de 1763 à 1768.

Reste ce singulier écrivain, qui eut la mauvaise fortune d’être immortalisé par les épigrammes de Voltaire, à l’occasion de son trop fameux ouvrage : Telliamed, ou Entretiens d’un philosophe indien avec un philosophe français, qui précède de quelques années l’Interprétation de la nature[1]. Benoît de Maillet y soutient que le germe primitif vital n’avait donné que des espèces marines dont étaient descendues, par une série de transformations, toutes les espèces terrestres et aériennes, l’homme lui-même. Et voici une phrase que Lamarck n’aurait pas désavouée et où Darwin reconnaîtrait un ancêtre : « La transformation d’un ver à soie ou d’une chenille en papillon serait mille fois plus difficile à croire que celle des poissons en oiseaux, si cette métamorphose ne se faisait chaque jour sous nos yeux. La semence de ces poissons portée dans les marais peut avoir donné naissance à une première transmigration de l’espèce du séjour de la mer à celui de la terre. Que cent millions aient péri sans avoir pu en contracter l’habitude, il suffit que deux y soient parvenus pour avoir donné lieu à l’espèce. » Voltaire,

  1. Telliamed fut publié à Amsterdam, en 1748, par un ami de Benoît de Maillet, mort en 1738.