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articles de l’Encyclopédie qui commencent à paraître ne dépassent pas cette moyenne d’incrédulité plutôt religieuse que philosophique, que l’on caractérisait alors du nom de déisme et que personne n’a mieux définie que Diderot lui-même : « La diversité des adversaires qui se sont élevés contre la religion, dit-il, a introduit une infinité de questions inconnues il y a cinquante ans ; et l’on a été contraint d’adopter des expressions peu communes et de distinguer des objets qu’on a souvent confondus. Ainsi, dans le nouvel usage, on n’attache point au théisme la même idée qu’au déisme. » Et, d’après ses explications fort nettes, on peut se convaincre que le théisme n’était pas considéré comme hostile à la religion, tandis que le déisme était un terme d’opposition contre toute religion. « Le théiste est celui qui est déjà convaincu de l’existence de Dieu, de la réalité du bien et du mal moral, de l’immortalité de l’âme, des peines et des récompenses à venir, mais qui attend, pour admettre la révélation, qu’on la lui démontre ; il ne l’accorde ni ne la nie. Le déiste au contraire, d’accord avec le théiste seulement sur l’existence de Dieu et la réalité du bien et du mal moral, nie la révélation, doute de l’immortalité de l’âme et des peines et des récompenses avenir[1]. » C’est ce mot qui peint le mieux l’état d’esprit de Diderot à cette époque. Il ne proteste qu’ironiquement contre cette appellation, et encore est-ce au nom de l’abbé de Prades. Une première phase de son évolution intellectuelle est accomplie. Il ne cherche plus « la voie par laquelle il faut passer pour arriver méthodiquement au pied des autels ; » ce passage, il le déclare infranchissable. Une seconde phase va s’accomplir, celle qui va le conduire du déisme au naturalisme pur. C’est dans les Pensées sur l’interprétation de la nature (1754) que cette nuance va se marquer pour la première fois ; elle s’accentuera de plus en plus dans la dernière partie de la vie du philosophe.

Il avait alors quarante et un ans. Les historiens de la philosophie qui n’ont pas tenu compte de ces phases diverses de son esprit ont tout brouillé, tout confondu. A l’aide de cette observation si simple des dates, on se reconnaît sans peine dans les apparentes contradictions de Diderot. Il y a dans sa philosophie une dégradation continue de l’idée de Dieu, jusqu’à son évanouissement dans le pur scepticisme, qui lui-même n’est qu’un passage par où il arrive promptement à l’idée de la nature, prise désormais comme objet unique de sa foi et de son culte.

Le Rêve de d’Alembert, écrit en 1769, mais non publié de son vivant, a une importance capitale dans son œuvre. C’est de son propre aveu un des seuls d’entre ses ouvrages dans lesquels il se

  1. Apologie de l’abbé de Prades, XVI.