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les caractères, la diversité et l’étendue de l’esprit, le génie; le Discours d’un philosophe à un roi; des appréciations rapides d’ouvrages littéraires du temps; des plans inédits de pièces de théâtre; de nombreuses pages et feuillets détachés, appartenant à des ouvrages en préparation ou en projet. Si nous y joignons quelques lettres retrouvées dans ces derniers temps, il y a là de quoi renouveler un sujet déjà inépuisable par le nombre des questions que Diderot aborde et la variété des aperçus qu’il ouvre dans toutes les directions de la pensée.

On a tant étudié Diderot dans ces trente dernières années que c’est une bonne fortune d’avoir seulement à parler de ces inédits et d’éviter ainsi le péril de répétitions fastidieuses ou de dangereuses comparaisons. Non pas qu’on doive s’attendre à des révélations qui modifient la physionomie connue du philosophe ou rectifient les jugemens antérieurs; mais on nous fournit dans cette édition nouvelle des informations curieuses sur l’origine et le développement de quelques-unes des théories chères à Diderot; on nous permet de saisir, comme à sa source, cet esprit vraiment génial, comme disent les Allemands, novateur avec ivresse, qui verse dans tous les sujets un flot d’idées plus ou moins trouble, mais d’une abondance extraordinaire. Nous surprenons dans ses libres caprices cette verve immodérée, mais inventive et toujours en éveil, qui se répand à la surface de toutes les sciences, à travers tous les arts, avec l’ambition de les renouveler, et qui les agite du moins furieusement et leur imprime un mouvement sensible encore à la distance d’un siècle, à travers tant de révolutions de tout genre, scientifiques et littéraires. Il nous a paru qu’il y avait quelque intérêt à mettre en lumière ces témoignages nouveaux d’une activité intellectuelle que cinquante années n’épuisèrent pas, et de les replacer à leur lieu et à leur date parmi les travaux déjà connus, en rétablissant ainsi quelques anneaux disparus dans l’ordre des temps et la chaîne des idées.


I.

Le marquis de Chastellux[1] caractérisait ainsi les écrits de Diderot : « ce sont des idées, disait-il, qui se sont enivrées et qui se sont mises à courir les unes après les autres. » Ce mot nous donne bien la sensation de la rapidité agitée des conceptions qui se succèdent devant le lecteur, du vertige qui emporte ce mobile esprit à travers tous les sujets dans une sorte de course effrénée non sans but, mais sans repos. Nous savons par Naigeon qu’il avait contracté

  1. Auteur d’un ouvrage momentanément célèbre vers 1772, sur la Félicité publique, et que Voltaire (avec quelque ironie, je suppose) plaçait au-dessus de l’Esprit des lois.