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ou les discours de ce petit groupe d’intelligences élevées. La jeune Angleterre a promptement disparu, et elle n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir; mais l’œuvre qu’elle rêvait s’est accomplie et elle demeure.

Il est facile de comprendre qu’un pareil programme devait être médiocrement goûté des esprits positifs, absorbés par les complications de la stratégie parlementaire; et les hommes du monde dont la chasse et les chevaux étaient la grande préoccupation n’y trouvaient que matière à railleries. Les uns et les autres n’y voulaient voir que des rêves humanitaires et des fantaisies d’érudits : ils n’étaient frappés que de ce qu’il y avait, à leurs yeux, de chimérique et d’extravagant dans ces protestations en faveur des humbles et des déshérités : les dures vérités qui s’adressaient à l’aristocratie n’étaient point faites pour leur plaire ; et ils n’étaient que trop disposés à mal interpréter les relations amicales de M. Disraeli avec des radicaux tels que Thomas Duncombe, et les sympathies qu’il avait exprimées pour les chartistes. L’indépendance dont il faisait preuve au sein du parlement était aussi un grief sérieux dans un pays où les partis se piquent d’observer une discipline rigoureuse. Cette conduite leur semblait entachée d’intrigue, et ils regardaient volontiers M. Disraeli comme un bel esprit chimérique et un assez méchant caractère. En septembre 1844, on devait inaugurer à Manchester une institution nouvelle, l’Athenœum, destinée à procurer aux jeunes employés des maisons de commerce et des fabriques les moyens de s’Instruire, et des distractions paisibles et honnêtes. M. Disraeli avait été invité à présider à cette inauguration : lord John Manners et M. George Smythe devaient y assister avec lui et prendre aussi la parole. Le duc de Rutland, qui ne permit à son fils de se rendre à Manchester que sur l’assurance qu’il ne serait point question de politique, écrivait à ce sujet à lord Strangford : « Je déplore autant que vous l’influence que M. Disraeli a acquise sur plusieurs de nos jeunes législateurs, particulièrement sur votre fils et sur le mien. Je ne connais pas personnellement M. Disraeli, et je n’ai que du respect pour ses talens, dont j’estime qu’il fait un mauvais emploi. Il est regrettable que deux jeunes gens tels que John et M. Smythe se laissent conduire par un homme sur la droiture duquel j’ai la même opinion que vous, bien que je n’en puisse juger que par sa carrière publique. L’excellent naturel de nos fils ne les rend que plus accessibles aux séductions d’un esprit artificieux. » Cette lettre curieuse montre de quelles préventions M. Disraeli était l’objet au sein de l’aristocratie anglaise, et quelles difficultés il a eu à surmonter.