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réflexion. « Il s’agit là de plaisir et non de raisonnement. L’esprit philosophique peut réclamer l’examen, mais le talent poétique doit commander l’entraînement. » Tout ceci constituerait une méthode au profit de l’heureux enchanteur qui nous occupe, mais en est-il besoin? Auber n’eut jamais en ce monde qu’une esthétique comme il n’eut qu’une religion : l’éternel féminin. Les femmes lui doivent beaucoup, et lui leur doit immensément. Il les recherche, les aime les connaît, et c’est à ce culte jaloux et continu qu’il faut rapporter ce charme presque énigmatique d’une imagination toujours jeune et cette veine toujours nouvelle de frais motifs; car il n’est pas un de nous qui, en redescendant ses souvenirs les plus lointains ne puisse bercer chacun de ces souvenirs dans une mélodie de l’aimable inspiré. « Sa verve intarissable court depuis un demi-siècle à travers nos existences comme un ruisseau sorti d’une source naturelle, à la fois miroir et rosée, fraîcheur et chanson. Que de tristesses il a emportées dans son murmure, que de sourires il a reflétés, que de confidences il a reçues, que de larmes il a mêlées à ses eaux rapides dont rien ne pouvait troubler la transparence ! Gloire et reconnaissance au maître charmant, sans devanciers comparables à lui, sans rivaux contemporains, sans héritiers jusqu’à cette heure, qui a ému, égayé, ravi, consolé toute une génération disparue, toute une génération vivante et qui garde les mêmes émotions, les mêmes joies, les mêmes ravissemens pour les générations qui vont naître et à qui nous souhaitons de n’avoir pas besoin d’être consolées » Auber, qui détestait l’esthétique des esthéticiens, goûterait celle-ci, lui venant de l’auteur de l’Ami des femmes, et que j ai rapprochée des paragraphes empruntés à Montesquieu, à Hegel et à Mme de Staël, comme on nuance dans un bouquet des fleurs de diverse culture. Maintenant, si vous voulez, baissons un peu le ton et voyons dans le train ordinaire des choses le vieillard à qui nous venons de souhaiter la fête.

Bien qu’il fût un fieffé courtisan, il préférait, et de beaucoup, au fameux parterre de rois une double rangée de loges très richement agrémentée de jolies femmes. Ce public-là était le seul qui l’intéressât; pour tout le reste il se montrait assez indifférent. Il ne disait pas comme les ménétriers de Shakspeare : « La musique a le son joyeux de l’argent. » Il pensait à son rang de loges et c’était pour ses beaux yeux et surtout pour ses belles épaules qu’il écrivait. De même dans la distribution de ses rôles, la jeunesse et les grâces physiques d’une cantatrice le rendaient infiniment moins sévère à l’égard de la voix et du talent. En outre, Auber aimait le changement, et chaque ouvrage nouveau lui servait de prétexte pour convoler à de nouvelles noces. Aussi pendant les soixante ans de ce