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Jadis, aux temps heureux de jeunesse et de dilettantisme, j’ai beaucoup écrit sur Auber et je me reproche aujourd’hui de l’avoir traité trop à la légère. Il y a là, je le sais, un fond de jolis et galans motifs qu’on écoute sans y prendre garde et comme on croque un sac de chez Boissier. Aimez-vous les bonbons à la vanille, préférez-vous la pistache ou la fraise? Vous en trouvez pour tous les goûts. Mais s’il est permis d’en user librement avec ce petit monde chiffonné, l’homme qui a écrit la Muette, et dans la Muette le récitatif et l’air du Sommeil, mérite les égards dus aux plus grands maîtres[1]. D’ailleurs, il pourrait bien se faire que cette petite musique du répertoire secondaire d’Auber ne fût point si petite et qu’il n’y eût là qu’une question d’optique. Je songe ici à l’effet complètement nouveau que produisirent sur moi plusieurs de ces opéras mignons lorsqu’il m’arriva de les entendre à Vienne pour la première fois. L’orchestre d’abord, cet admirable orchestre du Kärtner-Thor exécutant les symphonies qui servent de préface à Fra Diavolo, aux Diamans de la couronne, avec la force de conviction qu’il met à jouer une ouverture de Weber, puis des chanteurs prenant au sérieux la partition, cherchant, au rebours des nôtres, la musique avant de chercher la pièce, et touchant à l’émotion vraie, c’était en un mot l’épreuve du grand opéra imposée à ces œuvres charmantes, et j’avoue que la musique y prenait un air d’élévation que nous ne lui soupçonnons pas ici. Mais voilà, nous avons, nous, cette habitude fâcheuse de laisser aux étrangers le soin de rendre justice à notre école. Nul mieux que l’auteur du Freischütz n’a jamais parlé de notre grand Méhul : « La beauté des œuvres de cet ordre-là ne se prouve point, s’écrie Weber à propos de Joseph. Il suffit d’en appeler au sentiment de ceux qui les entendent; les souvenirs et les tristesses de Joseph, les remords et le repentir de Siméon, la douleur du vieux Jacob, ses colères, sa joie, autant de motifs traités avec l’inspiration et le talent d’un musicien que nuls principes que ceux qui vraiment conviennent à son art, ne sauraient prendre au dépourvu. C’est une fresque musicale que cette partition, un peu grise de ton, mais d’un sentiment, d’un pathétique, d’une pureté de dessin et de composition à tout défier. » Citerai-je le vigoureux

  1. J’ignore si depuis lors M. Gounod a changé d’avis, mais, quant à moi, je me souviendrai toujours d’un certain soir où, passé minuit, comme il était au piano, à feuilleter pour un groupe d’adeptes le merveilleux album de sa mémoire, le hasard amena sous ses doigts l’air du Sommeil, le récitatif d’abord, puis la mélodie, qu’il reprit ensuite de sa belle voix jeune et vibrante. Nous écoutions dans le silence du ravissement. Cousin lui-même se taisait, et, sur la dernière mesure, comme Delacroix s’empressait pour le féliciter, l’admirable interprète de cette admirable musique, ému lui aussi jusqu’aux larmes, répondait à son étreinte vigoureuse en s’écriant : Est-ce assez beau!