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réfugier auprès de l’homme que j’adore. » Il se trouva malheureusement que ce fut Yanko qui tua Lassalle. J’en fus au désespoir, car je vous ai dit que j’adorais Lassalle, et après m’être consultée, je ne vis pas d’autre moyen de me consoler que d’épouser son meurtrier. Il en résulta que six mois plus tard j’étais la femme de Yanko de Racowitza, sans m’être avisée qu’il avait sur lui le sang de l’homme que j’avais adoré. Là-dessus, lecteur, embrassons-nous ; la sagesse des nations a décidé que tout comprendre, c’est tout pardonner. » Peut-être le lecteur se plaindra-t-il d’avoir trop compris; peut-être pensera-t-il que l’apologie de Mme de Racowitza pèche par un excès de clarté.

Quand on réfléchit sur l’emportement avec lequel Lassalle s’est précipité dans cette funeste et misérable intrigue où il a laissé sa vie, on ne peut s’empêcher de penser que ce joueur ne croyait plus à ses cartes et qu’il a voulu se venger sur lui-même des déceptions de sa destinée. Il est des âmes que l’insuccès rend impitoyables pour elles-mêmes. L’homme qui s’est chargé d’une mission sociale et qui croit résolument à sa mission ne risque pas sa tête pour avoir raison des refus, des caprices et des repentirs de Mlle Hélène de Dönniges. L’âme de Lassalle n’était plus entière, et sa fin n’a pas été précoce, il était mûr pour le tombeau. En faisant le tour de sa forêt pour y régler ses coupes prochaines, le bûcheron avait fait une entaille à ce chêne, et il avait dit à sa cognée : Je te le donne. La grande association ouvrière que Lassalle avait créée n’était pour lui qu’un moyen, une machine politique ; elle se propageait lentement, et, son attente ayant été trompée, il se prenait à douter de son tremplin. On voit par une lettre qu’il adressait à la comtesse de Hatzfeld un mois avant sa mort qu’il était inquiet, découragé[1]. En terminant le discours qu’il avait prononcé à Ronsdorf le 22 mai 1864, il s’était écrié : Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor ! Il commençait à se lasser des tracasseries de la police, des poursuites judiciaires qui se multipliaient, des condamnations qui pleuvaient sur lui, de la sottise de quelques-uns de ses partenaires, des haineuses jalousies auxquelles il était en butte, des complots ourdis contre sa dictature par des intrigans de bas étage, qui le traitaient d’insolent parce qu’il les dépassait de la tête. Pour surmonter les dégoûts, il faut avoir une forte conviction et beaucoup de désintéressement. Lassalle vénérait la mémoite de Robespierre, dont il possédait la canne, qu’il ne quittait jamais. Il était assurément fort supérieur à Robespierre, le plus médiocre des hommes qui ont joué un rôle dans l’histoire; mais il était beaucoup moins convaincu que lui. Henri Heine, qui le connaissait bien, écrivait un jour à un ami : « Ferdinand Lassalle est un vrai fils des temps nouveaux, à qui il ne faut parler ni d’abnégation ni de modestie. Cette nouvelle génération entend jouir et faire la roue en plein

  1. Die deutsche Socialdemokratie, ihre Geschichte und ihre Lehre, von Franz Mehring. Bremen, 1877.