Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/712

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et moi, nous nous ressemblons beaucoup. » À ce propos aussi, la pensée lui vint que, dans l’intérêt de sa carrière, elle ferait bien de dissiper certaines préventions dont l’injustice l’afflige, et de donner un coup d’époussette à son passé. Quoi qu’il en soit, Dalila a rompu le silence; elle a écrit son apologie, et le petit volume de près de deux cents pages, qu’elle vient de publier, est agréable à lire[1]. Elle a de l’esprit, de la littérature, l’art de conter, du pittoresque, des traits heureux, et une plume qu’a taillée le diable en personne; c’est un service qu’il rend volontiers à toutes les femmes qu’il aime. Si elle s’est proposé d’amuser, elle y a réussi; mais si elle a voulu sérieusement se justifier, elle aurait mieux fait de continuer à se taire, car on trouvera peut-être que son apologie ressemble singulièrement à un réquisitoire en forme contre Mme Hélène de Racowitza, née de Dönniges. Qu’on en juge par la traduction et le résumé très succincts, mais très fidèles que voici :

« Mon père, nous dit-elle, était un homme distingué, fort aimé du roi de Bavière, très bien en cour, faisant à Munich la pluie et le beau temps, disposant de toutes les places, choyé, caressé de tout ce qui avait un nom. Ce qui m’agréait en lui, c’est qu’il avait une voix charmante; mais au reste c’était un triste père, et j’ai attendu pieusement qu’il fût mort et enterré pour dire tout le mal que je pense de lui. Ma mère, amie intime de la reine, était jolie, gracieuse, intelligente, mais légère, frivole à l’excès et infiniment personnelle. Mon bonheur lui était fort indifférent, elle ne s’intéressait à moi que pour le lustre que ma beauté donnait à son salon. J’avais des gouvernantes, mais je m’élevai toute seule par la grâce de Dieu. A peine sortais-je de l’enfance que j’avais déjà l’esprit mûr. J’avais tout lu et tout vu, tout appris ou tout deviné : je connaissais l’endroit et l’envers de toute chose, et j’étais fermement convaincue que l’univers est un lieu de plaisance qui a été inventé tout exprès pour que les petites filles s’amusent. Aussi je m’amusais beaucoup et je n’avais qu’un médiocre respect pour la vieille morale allemande. Je venais d’atteindre ma douzième année quand il plut à ma mère de me fiancer avec le commandant de la citadelle d’Alexandrie, que je n’avais jamais vu; elle avait pris en goût cet Italien, parce qu’il faisait la cuisine comme un maître-queux, c’était son seul mérite. Je fus charmée d’apprendre qu’il lui avait suffi de voir mon portrait pour tomber éperdument amoureux de moi, et je conçus pour la première fois la pensée que ma beauté était irrésistible, pensée fort judicieuse dans laquelle m’ont confirmée tous les événemens de ma vie. Mais quand je vis mon fiancé, sa barbe hérissée me fit peur et je le pris en aversion. Un peu plus tard, on m’envoya à Berlin chez ma grand’mère, et j’y fis la connaissance d’un jeune boyard, le prince Yanko Racowitza, qui avait à peu près mon âge. C’était un charmant

  1. Meine Beziehungen zu Ferdinand Lassalle, von Hélène von Racowitza, geb. v. Dönniges, Breslau und Leipzig, 1879.