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conditions, sans rien stipuler, sans rien lui demander. Il écrivait un jour dans un français dont les incorrections ne sont point déplaisantes que « son amour était un feu dévorant pour les femmes qui s’y précipitaient » et que parmi toutes celles qu’il avait le plus aimées il n’en était pas une qui eût pu lui parler de mariage sans le faire frémir. — « C’est pour cela, ajoutait-il, que j’évitais toujours les jeunes filles. Deux fois seulement je parlai d’amour à des jeunes filles qui m’aimaient bien et qui donnèrent à moi le désir de les posséder, et cependant je débutais dans tous les deux cas avec la déclaration que je ne les épouserais jamais. Sauf ces deux exceptions, je m’en suis tenu seulement aux femmes mariées, dont j’étais, vous l’avez dit, l’enfant gâté, et dont quelques-unes m’aimaient bien fortement. Vous savez, les femmes, quand elles aiment, ont l’habitude de questionner; aucune à laquelle je n’aie avoué à sa demande avec ma franchise ordinaire que, dans le cas où elle serait libre, je ne l’épouserais pas du tout. Et malgré cela, et peut-être pour cela, on m’a bien aimé. Je voulais prendre, mais ne pas me donner. »

Pascal a dit qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et qu’elle finit par l’ambition. « Si j’avais à en choisir une, je prendrais celle-ci. » Malheureusement on ne choisit pas sa destinée. Celle de Lassalle était de commencer par l’ambition et de finir par l’amour. Ce grand vainqueur fut vaincu à son tour; l’une après l’autre deux jeunes filles le réduisirent en servitude. Elles se sont donné le plaisir de raconter à tout l’univers le détail de leur victoire, car à quoi sert de vaincre si l’univers n’en sait rien? Quand don Juan se met à aimer, cela prouve que sa volonté et son orgueil sont bien malades et qu’avant pu les femmes auront leur revanche. Au théâtre, la punition de don Juan consiste à être englouti par une trappe qui conduit à l’étang de feu et de soufre où l’on est brûlé tout vif. Dans la vie réelle, il rencontre tôt ou tard une petite fille qui, honnête ou perverse, a le diable dans les yeux et se moque du monde. C’est le vrai châtiment, pire que tous les étangs de soufre.

La première de ces héroïnes a voulu garder l’incognito, elle a pensé que la suprême coquetterie était d’arriver à la célébrité par le mystère[1]. Comme César, elle parle d’elle-même à la troisième personne et ne nous dit guère que ce qu’il lui convient de nous dire. Elle se contente de nous apprendre qu’elle est Russe, qu’elle s’appelle Sophie Adrianovna, qu’elle avait vingt-cinq ans lorsqu’en 1860, Lassalle la rencontra à Aix-la-Chapelle, qu’à première vue il fut frappé de sa figure, qu’il se fit présenter à elle, qu’il la charma par sa conversation pleine de verve, de feu et d’éloquence, que de son côté elle le subjugua par son chant et sa musique. Elle ajoute « que nourrie dès son enfance des idées qui vers cette époque éveillaient la Russie à une vie nouvelle,

  1. Une Page d’amour de Ferdinand Lassalle, récit, correspondance, confessions. Leipzig, Brockhaus, 1878.