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s’abusent lorsque ils prétendent qu’il possédait la trompette qui fait tomber les murailles de Jéricho. On peut mourir à trente-neuf ans et avoir dit son dernier mot ou tout au moins l’avant-dernier. La vie et la mort ont leurs mystères, et ce n’est pas la vertu, c’est la vieillesse qui n’attend pas le nombre des années. Quand on rapporta de Genève le corps du grand homme, le médecin de Dusseldorf qui l’examina y découvrit tous les symptômes d’une phtisie du larynx très avancée. A d’autres indices encore il est facile de reconnaître que Lassalle était atteint dans sa force, dans la libre possession de lui-même, qu’il ne s’appartenait plus tout entier. La meilleure preuve qu’on en puisse donner, c’est que celui qui se vantait d’avoir toujours été maître de son cœur commençait à aimer les femmes d’un amour d’obédience qu’il avait jadis considéré comme la suprême servitude. L’heure des défaites avait sonné pour cette fière et audacieuse volonté.

Les femmes ont joué un grand rôle dans la destinée de Lassalle ; c’est une femme qui a commencé sa gloire, c’est une femme qui l’a tué. Ce fut un malheur pour Samson d’avoir connu Dalila; mais il pouvait se féliciter d’avoir rencontré dans sa première jeunesse la femme de Thimna, car elle fut cause, comme dit l’Écriture, que « l’esprit de l’Éternel commença à l’agiter. » Il brûlait du désir d’entrer en dispute avec les Philistins, qui dominaient alors sur Israël; ce fut elle qui lui fournit l’occasion qu’il cherchait, et l’amour qu’elle lui inspirait le rendit si fort qu’il déchira de ses mains un jeune lion rugissant, mit le feu aux moissons et aux plantations d’oliviers des Philistins, et massacra mille hommes avec une mâchoire d’âne. Voilà les effets d’un grand amour.

Les femmes font les héros, mais ce sont les femmes aussi qui les défont, car elles aiment à défaire ce qu’elles ont fait, et en ceci l’histoire de Lassalle ressemble à celle de Samson. Comme le fils de Manoach, il aspirait à batailler contre les Philistins. S’il n’avait pas rencontré en 1845 la comtesse de Hatzfeld, si la comtesse n’avait pas été belle, si cette femme de quarante ans n’avait pas inspiré un goût assez vif à cet ambitieux jouvenceau, si elle n’avait pas eu un très vilain mari qui, non content de la maltraiter, la dépouillait de ses biens, si Lassalle ne s’était pas fait son avocat, son champion et son chevalier, il eût peut-être attendu longtemps l’occasion de débuter avec éclat dans le monde et de rompre en visière à la société. On peut douter qu’il l’ait aimée passionnément; il est probable qu’il l’aima parce qu’il trouvait son compte à l’aimer. Elle était femme, elle était belle, mais surtout elle était l’occasion désirée. Ce fut en plaidant sa cause pendant huit années devant trente-six tribunaux différens qu’il put révéler tout ce qu’il y avait en lui de ressources d’esprit, d’énergie de caractère, et ce don de fascination par lequel il attirait sur lui le regard des foules. Il n’a jamais méconnu le service qu’elle lui avait rendu en l’aidant à se faire connaître ; il lui est demeuré attaché avec une constance qu’on