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gloire, dont tous les momens sont consacrés à la France, alors, dis-je, le jour où ce véhicule me manquerait, je me retirerais en continuant à faire des vœux pour la conservation de jours si précieux à la France... »


La véhémence de ces sentimens pourra surprendre aujourd’hui ; mais songez, pour la comprendre, que c’est un lieutenant de Napoléon qui parle, que nous sommes en 1807, au lendemain de Tilsitt, et que l’on croit la paix assurée, l’Europe vaincue et la nouvelle société française à l’abri de toute aventure sous la tutelle de l’empire.

En nous révélant un Davout inconnu, celui de l’intimité, un Davout bon et cordial, humain, familier, ces mémoires n’ont pas effacé pour cela le Davout de la tradition, le chef militaire inflexible, taciturne, stoïque, laconique, opiniâtre, car, tout en montrant les traits du premier, ils n’ont pas cessé, on vient de le voir, de nous laisser présente l’image du second. Est-ce donc que ce sont deux hommes distincts, et sommes-nous ici en présence d’un de ces caractères à faces multiples qui font penser à l’homme ondoyant et divers de Montaigne? Non, la nature du maréchal est essentiellement simple, sans complexité d’aucune sorte. C’est un personnage tout d’une pièce, d’une personnalité nettement tranchée, et pour lequel les nuances changeantes n’ont jamais existé. La contradiction entre les deux hommes que nous avons montrés n’est qu’apparente et ne peut embarrasser que si, parlant comme le vulgaire, on consent à appeler dureté ce qui est justice, et farouche humeur ce qui est sérieux d’esprit ou rectitude de caractère. « Lorsque Dieu créa le cœur et les entrailles de l’homme, dit Bossuet, il y mit premièrement la bonté. » C’est à propos des héros que le grand orateur sacré prononce cette parole mémorable, et nous avons vu que Davout n’est pas pour la démentir. Mais cette parole a besoin d’être comprise et complétée. Oui, lorsque Dieu crée les entrailles de quelqu’un de ces hommes qu’il désigne pour le commandement ou sacre pour l’autorité, il y met premièrement la bonté, mais il l’y met tout au fond, comme base de toutes les autres vertus, il l’y cache pour qu’elle n’y soit connue que de celui qui la possède, de manière que, restant ignorée, elle puisse être à l’abri des atteintes de la perversité ou des séductions de l’hypocrisie, et pour mieux rendre invulnérable celui qu’il doue de cette sainte faiblesse, il l’arme d’une indomptable énergie, revêt son visage d’un masque de sévérité et met dans le son de sa voix un accent de menace. Ce secret de la contradiction apparente qui se remarque en Davout comme en tant d’autres grands hommes d’action, c’est cette sage précaution de l’esprit qui mène le monde pour préserver contre tout abus des natures inférieures ses créatures d’élite; il n’en faut pas chercher d’autre.


EMILE MONTEGUT.