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ma patrie s’il venait à nous manquer? Mon imagination ne me fournit dans cette hypothèse que les plus affreux spectacles et l’avenir le plus funeste. Il est toujours sauvé par des circonstances extraordinaires... » Ne surprenez-vous pas dans ces paroles l’accent même de la religion ? C’est qu’en effet c’est une religion véritable pour Davout que ce culte de Bonaparte. Toujours dans ces premières années, l’accent que nous venons de noter se maintient : « Partout où le consul passe, écrit-il pendant le voyage de Bonaparte en Belgique, il sème l’enthousiasme, et il avance dans les pays conquis de vingt-cinq ans l’époque où tous les intérêts se confondront avec les nôtres. » Comme tous les croyans fervens et sincères, Davout ne s’interroge jamais sur l’objet de sa croyance. Pour ce grand homme de guerre comme pour le plus naïf des hommes du peuple, Bonaparte est un créateur de miracles, un artisan de prodiges, le génie même qui s’est fait chair, la lumière qui a lui subitement dans les ténèbres et que pour leur bonheur les ténèbres ont comprise. Ce n’est donc pas un maître qu’il s’est choisi arbitrairement, c’est un maître qui s’est imposé à son âme, auquel il s’est donné tout entier, et qu’il a fait vœu de servir avec constance, fidélité et désintéressement. Sur ce dernier sentiment surtout, Davout se montre d’une délicatesse scrupuleuse, qui met sa renommée à l’abri de ce genre de reproches qui ont atteint plus d’un de ses compagnons. « Je n’aurai jamais d’autre fortune que celle que le premier consul (ou l’empereur selon la date des lettres) me fera, » répète-t-il sans cesse à sa femme. C’est donc en vain qu’elle l’entretient de leurs affaires embarrassées. « Je ne demanderai certainement au premier consul rien de plus que ce que j’en ai reçu, répond-il; plutôt vendre notre Savigny que de laisser soupçonner que le vil motif de l’argent est pour quelque chose dans mon dévoûment.» Jusqu’à l’époque de sa dotation d’Eckmühl, le maréchal n’eut pas de demeure à Paris, ce qui était souvent un grand embarras pour la maréchale, qui insistait souvent auprès de son mari pour qu’il s’ouvrît à l’empereur sur ce chapitre. Davout promit à sa femme de faire à l’empereur cette demande, mais, quand il fallut l’exécuter, il se conduisit comme les amoureux timides qui remettent toujours leur déclaration au lendemain, et finalement ce projet de sollicitation, toujours renvoyé de quinzaine en quinzaine, resta en suspens pendant des années sans qu’il pût trouver un jour favorable. Aussi, fort de ce désintéressement, Davout se croyait-il à l’abri, non-seulement de toute disgrâce, mais de toute marque de froideur, et rejetait-il bien loin tous les conseils de défiance et tous les avis que la maréchale lui faisait passer sur les manœuvres secrètes de ses rivaux et les menées ténébreuses de ses envieux. D’ailleurs sa prudence égalait sa fidélité. Comprenant et acceptant les exigences du pouvoir que la