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Ce n’est pas la moindre gloire du maréchal Davout que d’avoir éveillé par ce succès d’Auerstaedt, non pas la jalousie, comme on l’a dit, mais l’ombrageuse personnalité de Napoléon. Il est certain qu’il fut coupable envers Davout de la pire des injustices, l’injustice par duplicité et dissimulation. Subtilement il essaya (le mot n’est pas trop fort) d’escamoter au maréchal sa victoire et de le réduire contre toute évidence au simple rang de collaborateur de sa gloire impériale. Cette injustice lui a été reprochée à bon droit, et lui-même s’en est repenti; cependant, pour dire toute notre pensée, rien ne nous paraît plus explicable que cette conduite, pour peu qu’on réfléchisse à la politique que suivit toujours Napoléon et qui lui était jusqu’à un certain point commandée par sa situation de souverain parvenu. « La différence entre vous et moi, écrivait à Béranger un des chefs du libéralisme sous la restauration, Benjamin Constant, si ma mémoire est fidèle, c’est que je crois, au contraire de vous, la liberté beaucoup plus assurée sous une vieille dynastie que sous une nouvelle. » Ce que ce libéral disait des libertés publiques, on peut le dire bien mieux encore d’une certaine justice, de celle qui s’applique aux individualités éminentes et aux actes exceptionnels. Un souverain d’une vieille dynastie peut être juste envers ses serviteurs sans craindre pour son autorité, et peut voir sans jalousie leurs succès les plus éclatans, parce que le pouvoir traditionnel dont il est investi le dispense d’être leur égal par la nature. Mais il n’en va pas ainsi avec un souverain qui, comme Napoléon, a acquis son pouvoir par son prestige personnel et à la pointe de son épée; ses serviteurs, dont il n’était hier encore que le compagnon d’armes, sont trop près de lui pour qu’il n’ait pas à craindre de les voir rétablir par leurs actions l’égalité rompue entre eux par le titre trop nouveau de souverain. En outre, un tel pouvoir, reposant sur cette opinion accréditée que le chef de l’état ne saurait été remplacé parce que nul ne pourrait faire les mêmes choses que lui, tout doit nécessairement émaner du souverain et se rapporter