Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/683

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commence presque sur un ton d’indifférence, annonçant une indisposition de leur mère, puis, de la manière la plus naturelle, et comme un incident né d’une réunion de famille, il lui transmet l’éloge de l’être qui lui est le plus cher, sa jeune femme, afin d’éveiller doucement en lui le sentiment des devoirs qui le lient à elle, et que ce sentiment devançant la triste nouvelle le prépare à l’entendre avec plus de fermeté ; il insiste sur ce sentiment, il se donne en exemple, et par cette insistance qui devra nécessairement faire naître chez le lecteur de la lettre un certain étonnement, il crée un pressentiment du fait irrévocable que la ligne suivante va révéler. Quant à lui, il a pris de longue date l’habitude d’imposer silence à la douleur, et il ne se dément pas même en cette circonstance. C’est un chef-d’œuvre que cette lettre, qui serait classique depuis longtemps si elle se rencontrait parmi les epistolœ d’un Sénèque ou d’un Pline le Jeune, et qui mériterait de le devenir si le sentiment qui l’a dictée n’était à la fois trop haut et trop compliqué pour la plupart des hommes.

Parler du militaire tel qu’il transperce dans ces lettres à la maréchale d’Eckmühl et à ses autres parens, c’est encore parler de l’homme privé, tant il s’y fait un rôle effacé, tant il y parle avec retenue de ses actions les plus glorieuses. Davout avait horreur de se mettre en scène pour une occasion quelconque, il détestait l’affiche, comme on dit vulgairement, et ces Mémoires nous en fournissent quelques exemples remarquables. Désigné par les électeurs de l’Yonne pour présider le collège électoral de ce département, il refusa cet hommage bien naturel, et il fallut pour le lui faire accepter que le ministre de l’intérieur d’alors lui en fit un devoir. Entre Austerlitz et Auerstaedt, la municipalité d’Auxerre décréta qu’un buste en marbre du maréchal serait placé dans la salle de l’hôtel-de-ville où se réunissait le conseil afin de donner au plus illustre enfant du pays un témoignage d’admiration et de respect. Davout pria le conseil municipal de ne pas donner suite à sa délibération, n’estimant pas que ses actions lui méritassent encore une marque d’honneur de cette nature. Ces sentimens, il les conservait même avec ses proches, et il laissait volontiers la renommée les informer en détail de ses succès militaires. Encore l’éloge de ces succès l’indisposait-il fréquemment lorsqu’il lui revenait par l’organe des siens sans qu’il l’eût en rien provoqué. La maréchale l’ayant un jour félicité sur son éloquence militaire en reçut une réponse légèrement froissée et comme une semonce amicale. « Tu es bien indulgente, bien prévenue en ma faveur, ma petite Aimée, pour trouver que je suis éloquent sur les champs de bataille et en parlant aux troupes… Je garantis ma bonne volonté, mon zèle et mon dévoûment, il ne faut pas me supposer autre chose ; quant à l’éloquence, permets-moi,