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acte de Robert le Diable. Scribe possède aussi le plus étrange assortiment de fantoches à tout usage ; grands inquisiteurs, ministres, pairs de France et d’Angleterre, doges de Venise, rois et reines, bandits et taux monnayeurs, dont il trafique sur son échiquier avec un art inventé à souhait pour le plaisir de la musique ; personne comme lui n’abuse des conjurations, il en met dans ses vaudevilles, dans ses comédies ; ses grands opéras et ses opéras comiques en fourmillent. Motifs tournés et retournés incessamment que le compositeur se charge d’habiller à neuf.

N’importe, ce rôle de Marcel, une fois admis en principe, qui l’écrirait ? Meyerbeer avait résolu in petto que ce ne serait point Scribe, car s’il lui convenait de travailler avec Scribe, l’illustre maître n’en redoutait pas moins les vers de son collaborateur, et, tout en s’asseyant au banquet de l’amphitryon, se disait à part lui comme Célimène :

Oui, mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas.


Auber du moins ne demandait, lui, que des variantes, Meyerbeer réclamait tout un autre style et s’adressait à Émile Deschamps, quitte à indemniser Scribe pour la peine qu’on lui épargnait de rimer quelques méchans vers. Ainsi voilà une pièce dont le sujet est de Mérimée, la musique de Meyerbeer, le texte d’Émile Deschamps, et dont Scribe aura et l’honneur et l’argent ! Il semble qu’il n’y soit pour rien, il y est pour tout ! Ceux-là seuls qui l’ont vu à l’œuvre peuvent raconter ce que sa collaboration apportait au musicien, ce qu’elle avait d’utile, de fécond. Ingens alienorum laborum fur, disait Pétrarque d’un de ses contemporains ; Scribe ne vidait pas les idées d’autrui, il s’en souvenait, les ravaudait, mais avec quelle verve et quelle incroyable adresse ! Sa mémoire était l’Océan ; par exemple, il n’y fallait rien jeter, car le flot avare gardait tout, l’anneau de Polycrate aussi bien que la coupe du roi de Thulé, et tant de richesses emmagasinées, souvent à son insu, faisaient les principaux frais de ces séances où librettiste et musicien travaillaient ensemble. Alors son imagination et sa dextérité se donnaient cours, il ne regimbait plus, se livrait au maître corps et âme ; oubliant les objections de l’heure précédente, il jetait à bas l’ancien édifice, et d’un tour de main en reconstruisait un nouveau bien dans le mouvement de vos idées ; ainsi les airs et les duos trouvaient leur place, ainsi dans les Huguenots, la scène de la bénédiction des poignards, qui dans l’origine devait par un coup de foudre terminer l’acte, allait, sur une inspiration de Meyerbeer et contre toutes les règles de la progression dramatique, servir de